02 juin 2005
[flashback - épisode septième] Corps à corps

A peine la vieille dame rentrée chez elle, un voisin nous interpelle et pointe avec insistance vers le parking voisin. C'est le parking où nous mettons normalement les ambulances. Mais il est en forme de L et on ne voit pas d'ici la partie qui est devant notre bureau.

Il parle vite et longuement. Je ne comprends rien, naturellement, mais Karim nous dit que les soldats ont arrêté des "chebabs" là, qu'il y a eu des coups de feu, et il y a quelque chose à propos d'une carte d'identité dans une voiture...


3 avril 2002 - tranche de vie, à mort...

Nous venons d'évacuer une famille d'une maison du centre ville vers un endroit un peu plus reculé. Un voisin nous signale par la fenêtre un parking où il a entendu des coups de feu, et où il pense avoir vu des soldats jeter une carte d'identité dans une voiture.

Nous allons voir. Dans la voiture, des vêtements. Et une carte d'identité. Pas de trace de l'homme qui allait avec.

Sur le parking, plus aucune voiture n'a de vitres. Sur le sol, des paquets de chaussures, des ceinturons, des uniformes de la police palestiniennne. [photo]

Il y a plusieurs tas. Ca raconte l'histoire d'un groupe de policiers qui se cachaient, et ont été trouvés. Dans quelles circonstances, on ne sait pas. On sait seulement qu'il y a eu des coups de feu. Dans une des voitures on trouve, comme on nous l'avait indiqué, une carte d'identité.

Ca fout un coup au moral, ces paquets de fringues. Les chaussures. Mais le pire reste à venir. Au bout du "L" du parking, dans la branche qui mène à notre bureau, des cris, des coups de feu.

On se précipite, et voilà le tableau :

Il y a un groupe de femmes, de momes, et d'italiens. Les femmes pleurent. Entre elles et l'immeuble où se trouve notre bureau, un peloton de soldats, et un APC surmonté d'un canon rotatif. Le genre de trucs qu'on trouve normalement sur des hélicos de combats. C'est probablement celui qu'on a croisé dans la matinée, tiens.

Sur un monticule, un tireur d'élite, allongé, qui vise l'immeuble. Au bas du monticule, un groupe de soldats entourent le docteur Iskafi. Par réflexe, on va vers lui, et on nous refoule durement. Il nous fait signe que tout va bien.

Quelques mètres plus loin, que ce monde est petit : l'équipe de télé de tout à l'heure. Le reporter blablate. Manifestement, ils attendent que quelque chose de spectaculaire se passe.

3 avril 2002 - tranche de vie, à mort...

S'ensuit une assez longue attente, pendant laquelle une équipe de télévision américaine (NBC) se demande si elle doit filmer la scène. Après consultation, ces vautours décident que ce n'est pas assez spectaculaire ; pas assez d'action. Ils prennent, par acquis de conscience, des images d'une femme qui pleure sur le parking. C'est vendeur. Puis ils décident de partir.

C'est con : ils vont rater le meilleur.

D'abord, le tireur d'élite, en prenant son temps, flanque une balle dans chaque fenêtre. Bang. Bang. Bang. Bang. Bang. Bang. Bang.

A chaque coup de feu, on tressaille.

Au bout d'un moment, le sniper a fini son boulot. On passe à l'étape suivante : un groupe de soldats se dirige vers l'immeuble. Ils ont un chien avec eux. Le docteur Iskafi les accompagne. Disons qu'il est bien encadré, mais on ne le force pas.

Première porte sur la gauche. Comme presque toutes les portes en Palestine, elle est en métal. Deux soldats entreprennent de la défoncer à coups de pieds. Quand finalement elle cède, les soldats poussent le docteur à l'intérieur.

Le soupçon fait place à la réalité : le docteur est un bouclier humain. On le pousse à l'intérieur, avant même le chien, pour attirer les tirs de l'éventuel "terroriste". Je suis furieux et j'invective copieusement le chef du détachement. Deux soldats me font clairement comprendre que je peux la fermer quand je veux. C'est très expressif, un soldat, quand ça veut.

3 avril 2002 - tranche de vie, à mort...

Pour les étages, je l'ai appris après coup de la bouche du docteur, même procédure. Toute porte que les soldats n'arrivent pas à défoncer est plastiquée. Les soldats ont d'abord visité tous les appartements ou bureaux dont la porte était ouverte ou facilement défonçable. Puis ils se mettent à s'occuper des appartements dont il faut faire sauter la porte.

Le plastiquage fait un bruit énorme, impressionnant.

A chaque explosion, , les femmes et les enfants sur le parking se lamentent ; c'est peut-être leur appartement qui vient de sauter. A ce stade, nous ignorons que ce ne sont "que" les portes verrouillées qui sont plastiquées.

Une des jeunes femmes veut se précipiter vers sa maison. Elle pleure. Je l'arrête, j'essaie de la réconforter.

La jeune femme balbutie, totalement incohérente. Comme c'est moi qui l'intercepte, elle finit par pleurer doucement dans mes bras. C'est un moment très délicat. Elle est musulmane, mariée, et elle pleure en public dans les bras d'un étranger. Je me souviens de l'intensité de cet abandon, elle était totalement cramponnée à moi.

Une autre femme, plus vieille, s'approche, lui parle, et l'emmène. Je suis très inquiet, mais la femme se tourne vers moi et me sourit. Bon, au moins, pas de bobo de ce côté là.

Écrit par O. le 02 juin 2005 à 16:44
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