02 juin 2005
[flashback - épisode huitième] terrorisme, errorisme...

Après avoir visité tout l'immeuble de fond en comble, les soldats se retirent. Un des derniers à sortir brandit fièrement un fragment d'affiche, l'agite dans notre direction et nous dit : "you see, terrorrists".

L'affiche qu'il avait dans la main, c'est une de ces affiches qu'on trouve par milliers en Palestine, et dans pratiquement toutes les maisons. Une affiche de "martyr".


Alors c'est quoi un martyr ? Si on en croit ce soldat, et beaucoup des gens que je connais ou des journalistes que je lis, un martyr c'est quelqu'un mort en commettant un attentat suicide. Un terroriste.

Si je n'ai aucun problème à appeler terroriste quelu'un qui commet un attentat suicide, j'ai par contre un problème avec ce genre d'amalgame. En Palestine, toute personne morte de mort violente pendant ce conflit est un martyr. Le terme n'a pas la même connotation qu'en France. C'est juste une coincidence de vocabulaire. Le martyr, ou shahid, meurt pour ou de par sa foi, et par extension, à cause de ce conflit. Si un Palestinien chrétien est tué par un soldat israélien, il est lui aussi un shahid.

On peut trouver des affiches de martyrs avec des gamins de 6 ans dessus, comme j'ai pu en voir à Jénine après la mort de 3 gamins tués par un char en juin 2002. J'en reparlerai probablement plus loin.

Ainsi, brandir une affiche de martyr, qu'elle qu'elle soit (et dans le cas qui nous concerne, il n'en avait qu'un fragment, je ne sais même pas qui était dessus, homme, femme, enfant, ou terroriste...) et crier au terroriste est très probablement une erreur. Statistiquement, il y a une très forte probabilité que ce n'était pas un terroriste sur l'affiche. Car, voyez-vous, la majorité des morts palestiniens dans ce conflit sont des civils qui sont simplement au mauvais endroit au mauvais moment.

29 septembre 2002 - ami, si tu tombes

Tu comprends, avant-hier ils ont tué un voisin parce qu'il était à la fenêtre." Il me raconte qu'une des personnes qui a été arrêtées la nuit où l'homme de 52 ans est mort, et qui a été relachée, lui a dit avoir entendu un dialogue entre deux soldats des forces spéciales israéliennes. L'un a dit à son chef "regarde, il y a quelqu'un qui regarde à la fenêtre". Le chef a répondu "descends-le". Maintenant, l'homme de la fenêtre vient de faire son apparition sur les affiches de "martyrs" dans la rue, dignement paré d'un noeud papillon, avec un gilet de laine, sur fond de mosquée d'Omar.

Les témoignages sont ce qu'ils sont, et on peut suspecter qui on veut. Mais des gens meurent bel et bien. J'en ai connu tués par des balles perdues. Shahid. Morts à un check-point. Shahid. Morts de n'avoir pu arriver à l'hôpital pour accoucher. Shahid.

Cette notion de "martyr" est extrèmement mal comprise. Qu'elle soit mal comprise par des Français à 6000 kilomètres de là ne me choque pas. Ça ne m'arrange pas, mais ça ne me choque pas. Qu'elle soit mal comprise par des Israéliens m'inquiète beaucoup plus. C'est le préjugé qui parle.

À deux occasions au moins, dans des circonstances tout à fait anodines, j'ai été confronté à des soldats qui me conseillaient de ne pas rentrer dans le village (où j'habitais depuis plusieurs mois) parce qu'ils pensaient que j'allais me prendre des pierres de la part des habitants.

La première fois où je suis venu à Jénine, les soldats du check point de Jalame ne voulaient pas laisser passer nos véhicules : à leurs yeux, les plaques d'immatriculation jaunes israéliennes nous condamnaient à la lapidation, ou pire. Alors que nous étions dans des véhicules marqués en arabe comme appartenant à l'hôpital Augusta Victoria de Jérusalem Est, et marqués du croissant rouge.

J'ai été souvent choqué par la perception des Palestiniens par les Israéliens. Et réciproquement, pour être honnête. Quoi que bien souvent, les Palestiniens connaissent bien mieux les Israéliens que la réciproque. Beaucoup travaillent ou ont travaillé en Israël. Ou ont passé du temps en prison en Israël.

Combien d'erreurs tragiques ? Beaucoup de morts attribués à la guerre contre le terrorisme sont en fait des victimes de l'errorisme. La mésentente. L'ignorance.

Pour en revenir à ce jour d'avril 2002 qui touchait -enfin- à sa fin, j'ai interrogé avec insistance le dernier soldat à sortir de l'immeuble. Il a refusé de me répondre. La question était simple : avaient-ils trouvé un terroriste dans l'immeuble ? Après avoir perturbé la vie d'une douzaine de famille pendant presque toute une journée, après avoir dynamité des portes d'appartement, après avoir criblé la facade et les fenètres de balles, qu'avaient-ils à montrer ? Il n'a pas voulu répondre.

Le docteur Iskafi m'a raconté son après-midi. En fait, il s'était adressé au chef des soldats pour lui proposer de les accompagner dans la visite de l'immeuble pour leur montrer qu'il n'y avait personne de caché. Il pensait ainsi éviter tout ça. Mais le chef n'a pas aimé l'idée, ou du moins pas toute l'idée. Il a gardé la partie où le docteur les accompagnait. Ils l'ont poussé dans tous les appartements dont ils venaient de dynamiter la porte. Il avait le visage noirci de fumée en me racontant. Il a insisté qu'il n'avait pas été maltraîté. Qu'il n'avait jamais été en danger, puisqu'il savait qu'il n'y avait personne.

Mais moi, j'ai vu la souffrance dans ses yeux. Ce petit bonhomme qui a dédié sa vie à soulager la souffrance des autres refuse de s'étendre sur sa peur, sa souffrance, sa douleur. Il n'a de cesse de voir toutes les familles revenues dans leurs appartements. Il n'a de cesse d'avoir des nouvelles de ses ouailles que les soldats ont emmené.

Ça, c'est la partie de Louisa.

Louisa est italienne, et membre du parlement européen. Elle dirige le groupe d'italiens que j'ai croisés et cotoyés toute la journée. Et elle s'est littéralement agrippée aux basques de l'officier israélien le plus gradé qu'elle a pu trouver dans le coin, pour lui faire relacher les gens qu'ils ont pris plus tôt, comme garanties que les italiens ne se mèleraient plus de rien. Comme otages, en clair. Ça donnait un dialogue du genre :
- bon, circulez
- tout de suite. mais nous ne pouvons pas partir, il nous manque certains de nos amis
- dégagez, je vous dis
- mais on ne demande que ça ! Simplement, nous ne savons pas où sont nos amis que vous avez emmenés
- je vous ordonne de partir
- nous ne demandons qu'à obéir, mais vous devez comprendre que nous ne pouvons pas partir sans nos amis

Après une dizaine de minutes de cet acabit, le type a cédé, a donné des ordres, et on a vu arriver tous les manquants avec quelques soldats. Mohammed, Fadi, et les deux italiens.

La porte de notre bureau est curieusement sortie de ses gonds, et se trouve, tordue par l'explosion, à l'autre bout du couloir. Elle était ouverte, pourtant.

Certains des murs sont fendus, branlants. Certaines pièces donnant sur la rue sont dévastées d'impact de balles.

On peut enfin aller s'asseoir, manger un morceau. La nuit arrive. Je suis exténué. Je ne me souviens de plus rien de cette soirée.

Écrit par O. le 02 juin 2005 à 23:35
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