02 juin 2005
[flashback - épisode sixième] Dieu protège la France !

On se dirige vers le dépôt. Le bureau. La maison. Je conduis lentement, parce que quelque chose ne tourne pas rond. Il y a quelque chose de bizarre. Je veux dire : quelque chose de plus bizarre que rouler dans une ville fantôme. C'est encore plus fantôme que d'habitude, et pour tout dire, c'est trop fantôme. J'apprends vite : je sais que quelque chose est en train de se passer.

Juste en arrivant, au moment de tourner à gauche dans notre rue, on tombe en plein merdier. Il y a deux APC sur notre gauche. Des soldats se ruent vers nous on nous faisant signe de dégager. Manque de bol, sur notre droite, surgissent d'autres soldats d'une autre unité (je le vois à leur coiffure, un invraisemblable machin à mi-chemin entre une crêpe et un béret de chasseur alpin - remarquable camouflage, je ne les ai jamais vus avant qu'ils bougent). Et ceux-là nous intiment très clairement l'ordre de ne pas bouger. Des deux côtes on nous met on joue et on nous hurle dessus. J'imagine qu'à la télé ça me ferait rire, mais là c'est horriblement crispant.


Heureusement, ils finissent par communiquer. Pendant tout le temps qu'ils passent à se découvrir, se mettre d'accord, s'engueuler, nous engueuler, je regarde un peu et essaie de comprendre ce qui se passe. Il y a un attroupement devant notre bureau, beaucoup de soldats, un paquet d'étrangers, probablement ces italiens qu'on m'a signalés. Tout le monde a l'air très tendu.

Ça négocie, ça discute. J'ai faim. Mais pas question de se garer sur le parking. À y regarder de plus près, la façade de notre immeuble a des impacts de balles. Il y a de la fumée qui sort de l'immeuble d'à côté. J'ai su depuis qu'il y avait une équipe de télé en haut de l'immeuble du British Council qui filmait l'incident. Je n'ai jamais réussi à voir les images, mais on m'a dit qu'on voit très bien l'APC arroser l'immeuble d'à côté avec son canon rotatif. C'est visiblement un sacré foutoir. ici et , deux photos prises le lendemain matin.

Au bout du compte, on permet à tous mes passagers / équipage de descendre, mais pas moi. Moi, je dois emmener l'ambulance ailleurs, et il n'y a personne pour la conduire. Je charge donc deux Italiens et un Palestinien. Et on part chercher en ville un malade.

J'ai oublié le détail de cette partie de la journée. Toujours le même cirque, rouler doucement, la tête montée sur roulement à billes, les oreilles qui dépassent de la fenêtre, les mains moites. À chaque carrefour s'engager lentement, les yeux fouillant les étages des maisons pour détecter l'éventuel nid de mitrailleuses, le poste de guet, quoi que ce soit de susceptible d'ouvrir le feu sur nous. C'est difficile, c'est usant. Maintenant encore, rien qu'à l'écrire, j'ai les épaules qui me font mal et les doigts qui se raidissent.

1er avril 2002 - à tâtons...

En regle generale, plus on a affaire a un grade, mieux ca passe, la palme revenant a un general qui nous a bien aides. Un autre, visiblement gene de la facon dont on nous traitait, nous a amene sa carte pour nous aider a trouver un itineraire possible pour l'hopital. Incroyable carte, ce sont en fait des photos satellite, le moindre detail est la.

Il est arrive plusieurs fois que des soldats manifestent, plus ou moins ouvertement, une gene ou un degout a la facon dont on leur ordonnait de nous traiter. Mais la plupart n'avaient pas besoin de se forcer pour se conduire en brutes basiques.

A un croisement, brutalement, une sirène juste derrière nous. Peur panique, brutale. Je n'ai rien vu arriver dans le rétro, occupé que j'étais à me dévisser le cou pour regarder dans les rues qu'on était en train de croiser. Maintenant je regarde : c'est une autre ambulance. Je descends, presque furieux de cette brutale montée de frousse. A l'intérieur, Chevis, une volontaire américaine, et Karim, un grand balaise moustachu. Ils sont hilares, naturellement.

Pour une raison que j'ai oubliée depuis, je quitte mon ambulance, confiée à quelqu'un d'autre, et je repars avec eux. C'est là que la nouvelle tombe : les soldats ont pris Fadi en otage.

Fadi, c'est le fils de Karim. Il a seize ans, et il est dans l'équipe de volontaires. En fait, c'est la suite de la situation devant notre bureau. Les soldats ont aussi Mohammed, le comptable, et deux italiens. Ils les ont emmenés dans une maison plus loin, sans raison apparente.

Karim est fou furieux. Il veut se précipiter là-bas, naturellement. On fait une halte à la maison de Chevis, pour qu'elle puisse prendre une douche, et pour qu'on essaie de parler à un maximum de gens pour avoir une idée claire de la situation. On finit par faire admettre à Karim que puisqu'il y a des italiens dans le groupe, Fadi est probablement à l'abri de tout danger immédiat. Pour ce qu'on en sait, les soldats pensent qu'un "terroriste" est caché dans l'immeuble, ont viré tout le monde, et fouillent. Pas de blessés, mais les appartements dans l'immeuble morflent, et nos bureaux on pris un coup aussi. Plus inquiétant : on nous dit que le docteur Iskafi sert de bouclier humain.

Sachant que les Italiens sont sur place, avec parmi eux une députée européénne, pas grand-chose que nous puissions faire. Cependant on décide de revenir dans le quartier, au cas où.

Sur le chemin, près de la Manara, on se fait héler depuis une fenêtre. Une famille qui se trouvait là en visite et qui se retrouve coincée. Ils voudraient qu'on les emmène chez eux, à quelques centaines de mètres de là. Ce n'est pas loin, et c'est juste à côté de notre bureau. On n'a pas vocation à faire du déménagement, mais la vieille dame serait visiblement mieux chez elle que sur sur un matelas par terre chez son fils. On les emmène.

Sur ces entrefaites arrive une équipe de télé américaine, avec casque, gilet pare-balles, interprète et tout le tremblement. Le gars flippe sur Chevis, américaine, et décide de filmer l'évacuation. Je n'ai jamais vu ces images. C'est un échange de bons procédés : on leur donne de "belles" images de héros en plein effort, et leur présence nous protège potentiellement.

On débarque la vieille dame chez elle. Elle se confond en remerciements, et demande d'où je viens, en anglais. Je lui réponds que je suis français et là c'est l'explosion : elle a été élevée au Liban et parle français. Elle se lance dans un torrent de compliments duquel émerge, à intervalle régulier, "dieu protège la France".

Écrit par O. le 02 juin 2005 à 16:04
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