02 juin 2005
[flashback - épisode cinquième] Manoir, vue imprenable sur la guerre

C'est bien que je ne connais pas la ville, sinon je verrais qu'on se dirige vers la Muq'ata. Le QG d'Arafat. On en a parlé hier, c'est totalement assiégé, il y a eu des combats. Mon amie Claude est dedans. Et c'est le pire endroit où être en ce moment. Ça tombe bien, on y va.

Moi, je ne reconnais rien : je ne suis jamais venu. Je me contente de conduire et d'aller où on me dit. Seulement je suis bien obligé de voir que la densité en chars et soldats augmente exponentiellement. On est en permanence au bout d'un canon de char. Ils ne nous quittent pas des yeux, si j'ose parler d'œil. C'est littéralement le regard qui tue.


Au bout d'un moment je vois ce pâté de maisons totalement dévasté sur lequel l'attention de chacun semble être concentrée. Si j'avais su, j'aurais pris le temps de regarder plus. Mais sur le moment, on avait un autre objectif. Dans une maison littéralement en face de la Muq'ata, on nous a signalé un groupe d'étudiantes isolées qui n'ont plus à manger.

On trouve la maison. On est entre deux chars, un à chaque bout de la rue, qui nous tiennent en joue. On se force à descendre de l'ambulance, c'est comme enlever son armure. On n'a pas de gilets pare-balles. Ça craint.

On est devant la grille. Dans la maison, rien ne bouge. Si on nous a vus arriver, on le cache bien. Le char de l'arrière, qui nous avait suivi de très près s'éloigne un peu. On appelle. Et elles finissent par sortir. Cinq filles, peut-être six. Totalement affolées, qui parlent dans tous les sens, en arabe. Il y en a même une, voilée et tout, qui se jette dans mes bras, ce qui donne une idée du considérable affolement général.

02 avril 2002 - flashback

Ces filles apeurées dans une maison pas loin du compound, qui auraient voulu qu'on les prenne avec nous, qu'on les sorte de là, qu'on les protège du char qui était au coin de la rue. La petite roumaine parmi eux qui voulait venir avec nous pour "se rendre utile" parce qu'elle avait un passeport, sans savoir que ce qu'elle pouvait faire de mieux était de rester avec ce groupe pour empêcher la panique de gagner.

Elles voudraient qu'on les emmène, mais naturellement, on ne peut pas, pas avec tous ces soldats, tout mouvement de groupe est impensable. Le groupe tout entier est proche de la panique. Ça fait trois jours qu'entre les combats et les démolitions, leur quartier est très agité. Il y a des voitures écrasées un peu partout. Le contraste est presque amusant : quand on regarde vers la maison, il y a des arbres, un peu comme une pinède, c'est presque bucolique. Sitôt qu'on regarde de l'autre côté, c'est chars, démolitions, soldats, chaussée défoncée par les chenilles...

Pauvres gamines, la plus vieille doit avoir 20 ans, elles ne savent plus où elles sont. Elles sont terrifiées, et on le serait à moins. Il y en a une qui sort un peu du lot, et elle parle anglais. Elle a un passeport roumain, elle veut venir avec nous pour "aider les gens". Faire quelque chose. Je la comprends, rester là avec la guerre sur le trottoir d'en face, avec cet infernal fracas perpétuel, et la constante incertitude du danger, ce n'est évidemment pas une partie de plaisir. On n'ose pas approcher des fenêtres, on parle tout bas, on tente d'interpréter tout bruit inconnu. Le moindre moteur est un danger, le moindre coup de feu est une claque sur les nerfs. Et bien sûr il y a les terrifiantes explosions des charges de démolition. J'ai expérimenté la même situation, quelques centaines de mètres plus loin, quelques mois plus tard, et j'ai encore des nausées à la pensée de ces explosions qui me donnaient l'impression que j'allais me liquéfier.

J'ai une courte conversation avec la petite roumaine. Je n'ai pas à la convaincre qu'il faut qu'elle reste, on ne l'emmènera pas de toute façon. Mais je tente de lui expliquer qu'elle peut se rendre utile si elle permet à ce groupe de ne pas imploser, si elle parvient à restaurer un peu de vie dans cette maison en attendant que les choses se tassent. On promet de revenir dans un jour ou deux pour apporter plus de nourriture, maintenant qu'on sait combien elles sont et quelle est leur situation.

Écrit par O. le 02 juin 2005 à 15:41
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