02 juin 2005
[flashback - épisode quatrième] Il faut com-mu-ni-quer !

Difficile apprentissage. Comment se comporter dans une zone de guerre, page un du manuel. Dommage, je n'ai pas eu le temps de lire. Dès le matin, je suis parti au volant d'une ambulance avec un docteur. Objectif, distribution de nourriture et de médicaments dans certaines maisons. En fait à ce stade on réagit à des appels téléphoniques. Les gens plus bloqués que les autres (tout le monde est bloqué, mais certains sont en plus invalides, ou ont la malchance d'avoir des soldats en bas de chez eux).

La ligne droite n'est certainement pas le chemin le plus direct pour aller où on veut, particulièrement si il y a un char au milieu de la route. C'est incroyable ce que ça a l'air menaçant ces trucs. Peu après le départ du local, on descend une route vers la gauche pour éviter un de ces mastodontes de guerre... pour tomber sur un autre à un carrefour. Première leçon : les blindés ne sont jamais seuls. Ils vont au moins par deux, avec souvent de l'infanterie pas loin... pour les protéger. Je découvre avec stupéfaction que le plus effrayé des deux n'est pas forcément celui en dehors du char.


Il est posé sur la route que nous voulons emprunter, la bouchant très efficacement. Il ne nous laisse que le choix d'aller à gauche. Mais est-ce qu'il est d'accord ? Il convient de demander. Poliment, j'imagine. On a le canon braqué vers nous, en pleine face. Râclement de gorge, la main va -lentement- vers le micro, on branche la sono, et on explique, en Anglais, leeeeeentement, qu'on vient en paix, qu'on n'a pas d'armes, que de toute façon justement on voulait tourner à gauche, et est-ce qu'ils ont une objection siouplait ?

Pas de réaction en face. Le canon se déplace horizontalement, un coup à droite, un coup à gauche, et se recentre sur nous.

Après une interminable minute, on refait l'annonce dans le micro, le plus clairement possible, le plus calmement possible. À l'intérieur, c'est limite panique dans ma tête, tout de même.

On attend.

Il nous refait le coup du canon qui bouge : droite, gauche, milieu.

On attend encore, et puis on redemande encore : on peut tourner à gauche ?

Et là, l'impensable : une trappe à l'avant du monstre s'ouvre, une toute petite tête avec un gros casque apparaît, et un type hurle dans notre direction : "I said NO, asshole !" La tête disparaît, la trappe se referme avec un fracas métallique incongru.

J'ai peur de comprendre : le mouvement du canon, gauche, droite, ça veut dire "non". Le mec aurait pu sortir la tête ou la main, nous parler, nous faire signe... mais non. Il a peur de sortir, et il nous parle avec son seul organe disponible : un canon de 120. J'hésite entre l'éclat de rire hystérique et l'éclat de rire hystérique, mais la situation ne s'y prête pas.

On a un char derrière, qui a bouché la rue d'où on est arrivés, un char devant, et la seule rue vers la gauche nous est interdite.

On éteint le moteur. On attend. On affiche une bonne humeur de façade. Et puis ils arrivent, par un jardin. Ils marchent lentement, courbés, et nous tiennent en joue avec leurs flingues. Les fantassins viennent nous contrôler.

Le rituel recommence, les questions. Les soldats s'adressent toujours à moi, pas au Palestinien qu'il m'accompagne. Ils foutent tout dehors, les compresses, le pain, les seringues. Marchent un peu dessus, plus ou moins machinalement. Certain s'en donnent à cœur joie. Je me fais un peu plaquer contre un mur avec un canon de fusil dans les reins. Comme dans les films. Après une ou deux livraisons, le médecin quitte l'ambulance, et à la place j'ai une infirmière et un jeune volontaire. On doit "livrer" un malade dans un des hôpitaux de la ville. Ça nous fait passer par la Manara, la grand-place de Ramallah. En tout état de cause, c'est un parking à blindés, pour le moment. Et sans médecin à bord, c'est moi le chef. Difficile de se dire que les décisions qu'on prend peuvent avoir des conséquences de vie ou de mort pour nous, ou le patient.

On circule au très ralenti entre les chars et les APC. On espère ne faire peur à personne, ne rendre personne nerveux. Deux ou trois chars nous suivent du canon, c'est -honnêtement- très impressionnant. Limite terrifiant, même.

On se faufile, on arrive à quitter la place sans encombre, et on dépose le patient à l'hôpital. À peine arrivés, on entend les rugissements de chars en approche, un gros paquet. Il faut décaniller fissa, et ne pas se tromper de direction : on ne veut pas les rencontrer. On tente les petites rues, gauche, droite, et patatras : on se retrouve face à face avec un APC surmonté d'un méchant canon gatling, avec les tubes qui tournent et tout. Grosse tension. Et pas moyen de discuter. Le seul signe qu'on obtient, c'est une main qui sort en nous faisant le signe "universel" (du moins dans la région) : "attends".

Pour attendre, on attend. Sur la grand-rue, derrière l'engin qui nous barre la route, il y a un défilé blindé. En attendant qu'on nous laisse repartir, j'essaie de garder mon calme. Mais quel merdier, tout de même. Quelle situation de merde. Mais qu'est-ce que je fous là moi ?

Écrit par O. le 02 juin 2005 à 15:22
Réactions

Je me souviens de ce texte. J'y pense à chèque fois que je vois des chars. En Irak en Israël ou ailleurs. La petite tête qui sort est très cinématographique.

Fab

Mis à jour par Fab le 03 juin 2005 à 09:17