03 juin 2005
[flashback - épisode dixième] ensemble...?

Ramallah, 2 avril 2002

C'est pas tout ça, mais maintenant il faut songer à partir. Avant l'incident avec le brancard, le plan initial pour notre départ me paraissait un peu "trop". Un peu cape et épée. On avait rendez-vous dans un endroit encore tenu secret (on nous téléphonerait) avec deux personnes qui nous escorteraient jusqu'à un autre rendez-vous... etc.

A la lumière ce qui vient de se passer, j'atterris enfin. Tout cela est sérieux. Vrai. C'est des vraies balles, des vrais soldats, des vrais morts, une vraie guerre. Le message a mis 48 heures à passer mais il est maintenant bien là. On ne rigole plus. Il ne s'agit plus simplement de sortir de la ville, mais d'en sortir entiers. Ce n'est pas une évidence.

Au bout d'un moment, on se rassemble et on part. Direction la station de télé. Il pleut à verse. On est une vingtaine.


7 avril 2002 - flashback

Il pleut sur Ramallah. Nous marchons en groupe, les mains levées, ou au moins en évidence : attention, snipers. Enfin peut-être. Le plan est simple en apparence. Aller jusqu'à un certain point de rendez-vous. Une fois là, attendre le guide.

En fait de guide, arrivent deux jeunes femmes palestiniennes, à peine 20 ans. Elles nous guident à travers champs, et nous ramènent, par des chemins détournés, à Jérusalem.

Et tout ça en deux phrases.

Quelques centaines de mètres après l'hôpital, nous grimpons une côte. On entend monter de l'autre côté deux blindés. On lève les mains, on baisse la tête, et on continue à marcher, doucement, sans parler, sans faire de mouvements brusques. Un char arrive en premier, et ne ralentit pas. L'APC qui le suit, lui, s'arrête. Une tête sort. Le type nous regarde passer, l'air franchement incrédule. En d'autres circonstances, j'aurais probablement éclaté de rire devant ses yeux écarquillés.

On continue de marcher. Des fenêtres, de temps en temps, on nous donne des indications sur la position d'une patrouille, d'un char, ou de tout autre obstacle. Les gens essaient de nous aider.

On arrive à la station de télé, ou plutôt ce qu'il en reste. Elle a été détruite il y a quelques temps, je ne sais pas quand.

Deux jeunes femmes arrivent. Trempées comme des soupes. Elles n'ont pas vingt ans. Une d'entre elles n'est pas voilée. Elles sont nos guides. Et nous voilà partis pour trois heures de marche. De chemins creux en fossés, un détour pour éviter un poste de soldats, on traverse des bouts de villages, tous déserts. On glisse dans la boue. Parfois on est obligés de porter certains plus âgés. On passe à des endroits où on trouve des monticules de déchêts, des rations de soldats. Curieusement, on marche pendant une bonne demi-heure le long d'une base militaire israélienne, sans que personne ne nous pose de questions. On contourne aisément Kalandia, et non moins aisément le check-point d'Al Ram. On se retrouve directement de Ramallah à Jérusalem, sans avoir vu âme qui vive. Alors que Ramallah est sensée être, d'après la télé israélienne, sous encerclement total, un groupe de 20 personnes peut tout simplement sortir.

Je tourne le dos à Ramallah, aux heures à la fois les plus sombres et les plus lumineuses de mon existence. Je laisse là-bas les vrais héros, ceux qui une fois leur "bouclier" parti vont, jour après jour, continuer leur ronde dans la ville en douleur.

Je laisse derrière moi des gens qui ont faim, des gens sans médicaments, sans trop d'espoir non plus, et pourtant je pars la tête haute. Je ne sais pas trop où se trouve la frontière d'un engagement. J'ai une amie chère dans le compound présidentiel à Ramallah, je n'ai pas hésité à venir quand on m'a appelé, et pourtant je pars sans remords. Je ne suis pas de la race des héros.

Les remords viennent plus tard, rassure-toi, petit padawan. Ta route sur le chemin du côté obscur de la force ne fait que commencer. Tous tes choix restent à venir.

Revenu à Jérusalem, droit au bureau. J'avale un sandwich, et je me mets d'accord avec P. pour la retrouver à Augusta Victoria, dans la maison du groupe des volontaires danois. Nordiques, disons, pour ne pas oublier nos islandais.

Mes relations avec ce groupe dont P. fait partie étaient jusque là assez distantes. J'étais le boyfriend de P. Mais quand j'arrive ce jour là, dégoulinant de flotte et de boue, ils m'acceptent dans le groupe. Je suis un peu leur procuration. La plupart d'entre eux voulaient aller à Ramallah et se rendre utiles, et on le leur a interdit. Je suis leurs yeux et leurs oreilles.

Ils me prètent des vêtements secs. On s'entasse dans une petite chambre, et je parle, je parle, je laisse aller. Ils sortent leur caméra et m'interviewent sur certains aspects de ce que j'ai vu là-bas. L'atmosphère est très sérieuse, presque recueillie. C'est le début d'une collaboration et d'une amitié qui vont me changer, participer de ma métamorphose.

Écrit par O. le 03 juin 2005 à 14:50
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