03 juin 2005
[flashback - épisode neuvième] renaissance...

Ramallah, 2 avril 2002
La veille au soir, on a appris que les Israéliens ont déclaré la ville "zone militaire interdite" et qu'ils déporteront tout étranger pris dans la ville. Après en avoir débattu avec l'équipe et avec P., je décide que je vais partir. Je ne veux pas me faire expulser du pays.

À ce stade, ces menaces me paraissaient crédibles. Je ne connaissais pas encore la réalité de ces zones d'opérations. J'aurais parfaitement pu rester, mais je me suis laissé impressionner par les grandes phrases. Ma plongée dans cet univers n'était vieille que de 36 heures, après tout. Combien de fois par la suite aurai-je violé une de ces zones interdites ? Je n'en sais rien. À un moment je vivais dans une zone interdite.

Aujourd'hui encore, à tort, je m'en veux de cette décision de partir.


Partir, soit, mais comment ? Rendez-vous est pris avec le groupe des italiens qui quittent aussi la ville. Rendez-vous à l'hôpital.

Pas question que je parte seul. Chevis offre de m'accompagner. Elle joue un peu en franc-tireur, en électron libre. La nuit dernière, elle est partie rejoindre une équipe du croissant rouge pour aller chercher des blessés. Elle part souvent seule dans la ville, avec une poussette remplie de pain qu'elle distribue.

Cette fois encore, elle a sa poussette. On la charge, et on part. Les rues sont silencieuses et désertes. Le seul bruit vient d'un hélicoptère de combat qui tire au canon sur quelque chose ou quelqu'un, quelque part. En recoupant les informations, plus tard, je comprendrai qu'il était en train de tirer sur le quartier général flambant neuf de la Sécurité Préventive palestinienne, à Beitunia, un faubourg de la ville.

Chevis a une bonne quarantaine d'années, et elle boîte. Quand on croise des soldats, elle agite une écharpe blanche. Ça plus nos vestes d'ambulanciers, on passe généralement sans problème.

Les rues sont dévastées. Les bordures de trottoirs sont laminés par les chenilles des blindés. Beaucoup de rideaux de fer sont enfoncés. Par intermittences, il pleut. Quelques courageux se risquent aux fenêtres, et nous demandent si on a du pain. Dans l'ensemble, même si souvent on voit des rideaux onduler, on ne voit personne. C'est comme si la ville était vide.

On arrive sans encombres à l'hôpital. Adieux sobres mais intenses. Chevis s'en va, avec sa poussette.

Je rentre dans l'hôpital, les italiens sont là. Après à peine une minute, une rafale de coups de feu, tous proches. J'ai peur pour Chevis, je sors en courant. Personne en vue. Je rentre.

Après quelques minutes, un brouhaha agite le groupe. Dehors, presque en face de l'hôpital, une femme hurle à la fenêtre. Il y a un blessé dans une rue en contrebas. Une femme, en fait.

2 avril 2002 - l'armée la plus morale du monde...

Immédiatement, nous sommes sortis à une douzaine avec un brancard. Nous portions tous des signes distinctifs (j'avais une veste du croissant rouge, et un de mes équipiers des ambulances était là aussi avec sa veste, et tous les italiens portaient une chasuble blanche). Après quelques mètres, les soldats au bout de la rue ont tiré au dessus de nous pour nous arrêter. Je leur ai crié dans un anglais compréhensible même par un soldat que nous sortions pour ramener un blessé, et nous leur avons montré le brancard pour qu'ils voient qu'il était bien vide. Ils étaient à une petite cinquantaine de mètres.

Pas de réponse, nous avons recommencé à avancer, lentement, les mains en l'air.

En fait, j'ai été beaucoup plus explicite que ça. De la voix et du geste, j'ai expliqué qu'on n'allait pas dans leur direction à eux mais qu'on voulait tourner à droite dans la petite rue juste à la sortie de l'hôpital. Trois ans après, chaque fois que je rejoue la scène dans ma tête, je n'arrive pas à croire une seconde que ces deux types n'avaient pas compris de quoi il retournait, et principalement que personne n'était une menace pour eux.

Ils ont tiré. Ça ricochait de partout sur les murs. On a tous plongé à l'abri. On était coincés là, quand est arrivée une toute petite bonne femme, une Palestinienne, qui est partie en courant vers la blessée. Mon équipier et moi avons suivi en profitant d'une accalmie, et nous avons été rejoints par un italien ou deux. Nous avons pris la blessée, deux balles dans la poitrine...

Nous ne pouvions pas revenir par la route, pourtant par là l'hôpital était à moins de cinquante mètres, mais ils continuaient de tirer. Alors nous avons du faire le tour par les jardins.

Quelque chose à mettre au clair. Ces deux soldats n'ont jamais eu l'intention de nous tuer ou de nous blesser. Ils ne pouvaient pas nous manquer. Ils ont fait ce qu'on appelle un tir d'interdiction. Le terme est clair.

Les plus longues cinq minutes de ma vie. Je suis genou à terre derrière un poteau télégraphique, une italienne se presse derrière mon dos. J'entends des balles qui frappent les murs autour de nous. Certains sont allongés sur la route, d'autres agenouillés derrière une voiture.

La petite palestinienne, une fille de salle, en blouse verte, se lève la première. Je ne sais pas ce qu'elle crie, mais elle se jette en avant. En fait, c'est elle qui casse l'action des soldats. Ils voient qu'ils n'empêcheront pas le passage. Me levant à mon tour pour suivre la fille, je les vois relever leurs armes et reculer vers leur APC. Quelques secondes plus tard j'entendrai l'APC partir.

Me lever, et suivre la fille. J'aimerais dire que j'en ai débattu dans ma tête, mais je ne me souviens de rien. J'étais derrière mon poteau, et le prochain souvenir, c'est que je suis en train de porter cette femme sur le brancard. Du sang ruisselle. C'est lourd. On patauge dans la boue. On escalade des clôtures parce qu'on ne veut pas repasser dans la rue. Je me tords la cheville. Ma main gauche n'en peut plus de ce poids. Je suis à l'arrière droit du brancard. Mon asthme me rattrape. Chaque pas est une douleur. Je suis encore sous le choc de la fusillade.

Je ne sais trop comment, on arrive aux urgences, des gens de l'hôpital prennent la fille en charge. Je ne saurai jamais si elle est morte ou pas.

Pouf, c'est fini. On est dans la cour de l'hôpital, plus rien ne se passe. J'ai du mal à respirer. Je suis fou de rage, ou ce sont mes nerfs, je ne sais pas. Je flanque des grands coups de pieds dans le mur. J'ai envie de pleurer. Je m'assieds contre un mur. Un des italiens qui portait le brancard vient s'asseoir à côté de moi. On n'a rien à se dire.

Il pleut, dehors comme dedans. J'ai définitivement perdu toute espèce d'innocence. Le dernier voile qui me protégeait de la violence de la situation vient d'être arraché. J'ai du sang sur mes vêtements.

Je suis metteur en pages, pas ambulancier. Je suis loin de chez moi, qu'est-ce que je peux bien être en train de foutre là, avec du sang sur mes vêtements, à me faire tirer dessus ?

Je ne suis plus le même homme.

Écrit par O. le 03 juin 2005 à 10:45
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