09 mars 2004
La colère et la honte

Je n'ai pas souvenir d'avoir jamais vu des visages aussi marqués par le poids du malheur. Je peux lire sur ces visages la tristesse, la honte, la souffrance, l'incompréhension, et plus surprenant, la résignation. Comme si la plupart d'entre eux acceptait de fait ce déploiement de haine gratuite à leur endroit. Comme si ils avaient déjà accepté de voir leur culture millénaire effacée. Ce qui fait germer en moi un sentiment de haine féroce au bout de quelques jours, constitue pour eux un quotidien douloureux qu'ils semblent appréhender avec fatalisme. J'ai également rarement vu une telle haine ordinaire, une telle méchanceté gratuite. Aussi bien de la part de la soldatesque et de la flicaille que de celle du simple passant. Combien de fois ai-je vu en seulement une petite semaine, de malheureux se faire bousculer, molester, humilier, marcher dessus, au sens propre du terme. Comment puis-je garder la tête froide, comment résister a la tentation d'arracher l'AK 47 d'un soldat qui s'amuse à écraser les pieds nus d'un mendiants chaque fois qu'il passe devant lui, et de lui encastrer la crosse dans le crâne ? Je sais que ça signifierait la mort immédiate pour le mendiant et pour moi même. L'envahisseur est seigneur et maître. Il est à la fois policier, juge et bourreau. On ne s'embarrasse pas de Droits de l'homme ici.

Dans tous les autres pays que j'ai "visité", approcher les enfants n'était jamais très difficile. Un simple sourire et un morceau de chocolat suffisent en général pour instaurer le dialogue. Ici, j'ai pu constater avec amertume que les enfants sont quasiment impossibles à approcher, ils fuient à la moindre tentative de contact. Terreur est encore un faible mot pour définir ce qui transparaît de leurs beaux yeux bridés. Je crois que jusqu'ici, c'est ce qui me fait le plus de mal. De voir ces enfants plongés dans un univers où tout espoir est absent. On les force dès leur plus jeune âge à s'imprégner de culture chinoise. On coupe la culture à la racine.

Nous sommes tous complices. Honte à nous.

Teph. Carnets de voyages - Shigatse - 8 juin 1994.

Écrit par le 09 mars 2004 à 22:41
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