09 mars 2004
On marche sur la tête sur le Toit du Monde

Dans le bus qui m'emmène à Gyantse, quelques chinois et des touristes. Beaucoup de touristes. Malgré la fatigue du voyage, le stress et une légère fièvre, je me suis laissé embringuer malgré moi dans leur conversation. A côté de moi un américain, la trentaine, lunettes de soleil à la mode, parle avec un accent terrifiant. Il nous explique avec un sourire désarmant qu'il vient du Texas, et qu'il a décidé de visiter le Tibet avant qu'il n'ait totalement disparu. Encore aujourd'hui quand j'y repense, j'en reste con [...]. Derrière moi, une jeune israélienne, à la beauté troublante et à la coiffure improbable, nous explique qu'elle sort de deux années d'armée et qu'elle est ici sur le conseil de deux de ses amis, afin de trouver un refuge spirituel pour élever son âme et trouver la paix intérieure avant de rentrer chez elle et commencer ses études. Pourquoi pas... A côté d'elle, un allemand au large sourire et à la chevelure blonde explosive nous indique simplement qu'il a toujours rêvé de visiter le "Toit du Monde". Je leur dis simplement que je veux visiter le coin et voir si je peux être un peu utile à la population locale.


En fait, je voulais surtout savoir. Savoir si ce que j'ai lu ou entendu est vrai. Si un peuple était vraiment en train d'en effacer un autre. Si les Tibétains étaient aussi non-violents qu'on le prétend. Savoir si le Tibet était aussi beau que je me l'imaginais. Savoir s'il avait une chance de le rester...

La banalité de la conversation me lassant vite, je m'en détachai progressivement et fermai les yeux, afin de signifier à mes voisins mon intention d'essayer de dormir jusqu'à ce qu'on arrive. [...]

Quand je suis descendu du bus, il me semblait qu'un orchestre philharmonique de forgerons jouait de l'enclume dans ma tête. Etourdi par un voyage long et pénible, autant que par l'altitude, je tentais de retrouver mes esprits en grillant une cigarette. Ce qui, naturellement, ne m'a fait aucun bien [...]. Je m'éloigne lentement du bus, faisant voler mon regard autour de moi, et le spectacle qui s'est offert à moi a failli m'arracher un cri. Ce qui devait être autrefois un lieu extraordinaire ressemblait maintenant à une ville gangrenée, sinisée par la force... Seule demeurait l'intemporelle splendeur du Kumbum. Un de nos Gentils Organisateurs chinois me rappelle fermement qu'il est interdit de prendre des photos si on ne nous en n'a pas expressément donné l'autorisation. Sinon sanction !

Sur le chemin de l'hôtel, j'espérais avoir une première rencontre avec la population locale. En fait je n'ai croisé que des jeeps militaires et des prostituées chinoises au sourire arrogant. Il ne fait pas bon être touriste au Tibet. A l'hôtel, je dépose mon sac et me risque à sortir faire une promenade vers le Kumbum. Je n'ai pas pu marcher plus de cinq minutes dans les rues avant de me faire contrôler par deux policiers aussi bêtes que méchants. Autour de nous, des passants chinois, hilares. Cette idiotie m'a bien fait perdre vingt minutes de questions aussi stupides les unes que les autres. Morceau choisi :

- Quoi votre nom ?
- Il est sur mon passeport, dans la case "nom"
- Quoi vous faire en Chine ?
- Je visite le Tibet
- Vous faire quoi Tibet ?
- Je visite, je suis un touriste
- Vous pas bagages ?
- Je les ai laissés à l'hôtel
- Interdit faire propagande politique ici, sinon prison !
- Je suis ici pour faire du tourisme
- Vous pas photos sinon ...
- ... sinon sanctions, oui ça je crois que j'ai bien compris, merci.

Je reprends enfin mon passeport et laisse cet imbécile et son collègue à leurs occupations, et m'apprête à reprendre mon chemin. Deux chinois passent devant moi, me toisent d'un air narquois et supérieur, et l'un d'eux me bouscule sans ménagement. Non décidément, il ne fait pas bon être touriste étranger par ici...

Consolation, le Kumbum est stupéfiant, grandiose. Dernier vestige de l'architecture traditionnelle tibétaine, les autres Temples ayant été détruits par l'armée chinoise. Je risque quelques photos à la va-vite, n'ayant aucune envie de payer une amende ou de finir dans je ne sais quel trou. Déambuler dans les rues de la ville m'a laissé une sourde impression de tristesse et de rage impuissante. L'humiliation gratuite semble être le sport national des policiers et soldats chinois. J'ai vu les mendiants les plus misérables de ma vie, tous pays confondus. Je vois un peuple mourir lentement, dans la souffrance et l'indifférence. Seul.

Sur le chemin pour rentrer à l'hôtel, j'ai croisé le chemin de camions transportant des prisonniers. Crâne rasé, tête basse, les mains liées et portant autour du cou des pancartes en chinois. Je ne parle pas chinois, mais je me souviens de mes cours d'histoire, et j'ai vite fait le rapprochement avec le pilori médiéval. Les camions ont disparu au coin de la rue. Plus tard, on pouvait entendre le claquement sec des rafales d'armes automatiques.

Je suis la depuis quelques jours, et déjà je sens la colère m'étreindre, de plus en plus fort. Mais il ne faut rien montrer, rien dire ici. On torture à mort pour moins que ça. Et je ne me sens pas l'âme d'un martyr.

Teph. Carnets de voyages - Gyantse - 2 juin 1994

Écrit par le 09 mars 2004 à 16:35
Réactions

Merci !

Je me suis permis de corriger quelques fautes (oui, je suis un maniaque)... Je comprends pourquoi O. t'aime bien: tu fais aussi partie de la Confrérie des Circonflexes Evanescents. Au moins toi, tu utilises a priori un correcteur basique qui prévient les erreurs principales -- mais ne voit pas "d'au" au lieu "d'un" ou "croise" au lieu de "croisé" et surtout les inénarrables "cote" et "coté" en lieu et place de "côté"...

J'ai néanmoins laissé "sinisée" éventuellement "sinistré" ne voulant pas risquer de corrompre un effet de style...

J'ai bien hâte de lire la suite et de voir les photos pour lesquelles O. t'as sûrement donné le mode d'emploi maintenant -- sinon je le ferai.

Ah! Eviter aussi le caractère "points de suspension" et lui préférer trois points distincts, ainsi que les "oe" et "ae" minuscules et majuscules; on ne sait jamais quels problèmes de compatibilité on peut rencontrer avec.

Cela dit, ce ne sont que des conseils :)

Mis à jour par gemp le 09 mars 2004 à 17:30

En fait je n'ai pas de correcteur, je n'ai pas non plus de clavier francais, je rajoute les accents apres avoir tape le texte, et j'en oublie souvent ;-)

Sinon "sinise", c'est un neologisme que j'ai croise plusieurs fois sur le net et qui marque le fait que les chinois imposent leur culture au detriment de la culture tibetaine. Ils sinisent le Tibet. Les salauds.

Ceci dit, promis, je vais redoubler d'efforts pour les accents :p

Mis à jour par Tephanis le 09 mars 2004 à 17:57

Alors chapeau: tour de force de ne pas faire plus de fautes!

Et j'ai bien fait de laisser "sinisé" -- et de le mentionner puisqu'en plus, on aura appris quelque chose :)

Mis à jour par gemp le 09 mars 2004 à 18:28