28 octobre 2003
Petit lexique d'un conflit : B comme banalisation

Un petit dessin vaut mieux qu'un long discours. Voici un extrait du journal israélien Ha'aretz de ce matin. Le contexte : Le ministre de la défense israélien déclare à la télé qu'à sa connaissance, l'édification de la "clôture" ne va pas avoir d'influence négative sur la vie quotidienne des Palestiniens. La scène rapportée se passe à Aqaba, village palestinien proche de Jénine, mais situé en zone C sous contrôle israélien.

Pas de sang, pas de violence, juste du quotidien.

Inspirez...


An army officer, accompanied by a group of soldiers and an IDF cameraman, went from house to house in the village and handed out a dozen demolition orders. The village head, Haj Sami Sadak, received a demolition order for the mosque and the kindergarten, where more than 40 of the village children go to school. "Where will we pray?" asked Sadak.
"Go to Tobas," said the officer. Before leaving behind a group of hardworking poor people whose entire world had just been ruined, the officer said they had three days to appeal the orders in the Beit El headquarters. "But all the roads are closed by checkpoints," the villagers pointed out. "That's your problem," said the officer.

Traduction :

Un officier de l'armée [israélienne] accompagné d'un groupe de soldats et d'un cameraman des FDI, passa de maison en maison et distribua une douzaine d'ordres de démolition. Le chef du village, Haj Sami Sadak reçut un ordre de démolition pour la mosquée et l'école maternelle, que plus de 40 enfants du village fréquentent. "Où est-ce qu'on va prier ?" demanda Sabak

"Allez à Tubas", répondit l'officier. Avant de partir, laissant derrière lui un groupe de pauvres gens travaillant dur dont l'univers venait juste d'être détruit, l'officier leur dit qu'ils avaient trois jours pour faire appel au quartier général, à Beit El. "Mais toutes les routes sont fermées par des checkpoints", firent remarquer les villageois. "Ca, c'est votre problème", répondit l'officier.

La banalisation, c'est exactement ça. Pas de cris, de larmes, de sang, de coups de feu. Juste un type qui applique machinalement des ordres. Le journaliste ne prend même pas la peine de préciser que la route pour aller à Tubas est de toute façon très périodiquement fermée. Spécialement le vendredi, jour de prière, comme dans toute la Cisjordanie.

"Technically", comme diraient les anglais, tout est fait comme il faut. Les gens ont été informés de leurs droits, en bonne et due forme, et un cameraman est là pour le prouver.

Pour le public israélien, tout va bien. Seulement ce n'est pas toute l'histoire. Quand on gratte un peu, on découvre que le ministère de la défense prétend que ces destructions n'ont rien à voir avec la clôture. Ces bâtiments ont été construits sans permis. Donc, on les démolit.

Le problème, ç'est que ça fait des années qu'il est impossible d'obtenir un permis de construire. Pour une raison ou une autre. Parce qu'on ne peut pas se rendre à l'endroit où on les délivre, par exemple.

Vous n'en entendrez pas parler à la télé ou à la radio en Europe ou aux USA, c'est juste un paragraphe d'un article de journal israélien"de gauche". C'est les "chiens écrasés" du conflit Israélo-Palestinien. Une litanie de problèmes ubuesques au quotidien. Des gens habitant par exemple à Al Ram, qui ont le statut d'habitants de Jérusalem, qui paient des taxes à Jérusalem, mais qui du jour au lendemain se retrouvent du mauvais côté d'un checkpoint. Ils continuent de payer les taxes, mais ne peuvent plus aller ni au boulot, ni à l'école.

Où plutôt si, ils peuvent y aller. On les laissera probablement entrer dans Jérusalem. Parce qu'ils ont la carte. Mais chaque fois qu'ils vont rentrer, ils risquent qu'un soldat décide de ne pas les laisser repasser côté "palestinien". Parce qu'ils ont une carte de résident de Jérusalem.

C'est l'emplacement du checkpoint qui compte, au quotidien, pas la limite administrative.

La carte de résident ne leur est d'aucune utilité. Sans bruit, tous les jours, des milliers de vies sont perturbées.

Qui va s'intéresser à ça ? Et qui, ne sachant pas que tout ça existe, aura la moindre chance de comprendre pourquoi la rue palestinienne n'est pas exactement tendre avec les Israéliens ?

Respirez, c'est fini.

Écrit par O. le 28 octobre 2003 à 10:26
Réactions

Eh bien ? On ne cause pas de la banalisation ? Dommage... c'est un mot très lourd en ce moment, et déjà depuis quelques décennies. Tout le monde veut se le récuperer depuis Arendt et sa fameuse "banalité du mal", il y a quelques jours, sur un autre message, une réaction évoquait d'ailleurs le danger de "banaliser le nazisme". Est ce l'humain qui est banal, dans son côté oppressif (le cerveau sert à agir et souvent à opprimer disait Laborit) ? Les génocides sont ils des routines qui ont mal tourné ? Je suis certain que vous avez tous des idées très différentes et enrichissantes là dessus, ce serait dommage que le redacteur du texte se soit fatigué pour rien (même si les libertariens sont plus rigolos qu'une armée d'occupation, du moins pour le moment). A vos claviers !

Mis à jour par Manu le 29 octobre 2003 à 17:48

Ne pas réagir n'implique pas que le texte ou que le sujet ne soit pas interessant. Le texte de O. est une illustration précise de ce qu'est un checkpoint et de ses conséquences concrètes, au quotidien. Je le remercie -une fois encore- de mettre en lumière avec doigté ce que les media traditionnels passent quotidiennement si facilement à la trappe.

Quant aux libertariens, il vaut sans doute mieux en rire... Ca fait du bien parfois.

Mis à jour par aqb le 29 octobre 2003 à 18:18