[flashback] - prologue
Ça fait maintenant plus de deux ans. Deux ans que j'ai quitté la ville de Jénine, dans les territoires palestiniens occupés, par la petite porte, celle de la fuite en cachette. Plus de deux ans, en fait.
J'ai quitté Jénine, mais Jénine ne m'a pas quitté.
Je passe pas mal de mes nuits à marcher dans les rues désertes et silencieuses, devinant le regard des gens depuis les fenêtres. Toujours au même carrefour, je m'arrête, et j'essaie de voir sous le filet de camouflage qui recouvre la façade d'une maison qui donne sur la place; j'essaie de voir si je peux traverser sans déclencher une poursuite, ou pire.
J'essaie de discerner au loin les premiers grondements qui annoncent dans la nuit l'arrivée des chars.
Mon voisin est un sniper.
Des lasers rouges et verts explorent les toits où dorment encore certains des naufragés des destructions d'avril.
Je pleure, recroquevillé dans une encoignure, dans le fracas des moteurs et des mitrailleuses.
Je suis allongé dans un fossé, presque sous un char, et mon téléphone se met à vibrer, puis sonner, pendant que je cherche frénétiquement à le sortir de l'étui attaché à ma ceinture.
Quand je me réveille, je suis vide. Je pleure, souvent, sans trop savoir pourquoi, quand je suis seul. Je ferme consciemment les portes de certains futurs.
C'est là que le bât blesse. Ce sont les portes de ce passé qu'il me faut fermer. Il faut, que finalement, je me décide à quitter Jénine.
J'ai un certain nombre de comptes à régler :
avec mon syndrome de stress post-traumatique, récemment diagnostiqué, puis démenti - va comprendre;
avec les gens de Jénine, auxquels je dois un livre;
avec les gens qui m'ont fait confiance et m'ont aidé à rester à Jénine, pour écrire ce même livre;
avec mon présent, mes amis, et P., qui méritent mieux que ce que j'ai à proposer depuis mon retour.
Si faute avouée est à moitié pardonnée, peut-être que problème diagnostiqué est à moitié résolu ?
J'en doute. Rien n'est si facile. Une chose que je peux faire, cependant, c'est parler. Tenter de donner une forme tangible à ce "livre" qui vit en moi, que des gens ont en vain attendu, et qui est peut-être, enfin, pour moi, la clé pour refermer la porte. Puisque je n'arrive à parler à personne, parler à tout le monde.
C'est un vrai problème, parler.
C'est une question de vocabulaire. Si je dis "char", mon interlocuteur voit généralement un véhicule chenillé avec un canon qui pointe à l'avant. Un interlocuteur un peu averti saura le nom du modèle, peut-être. Seul quelqu'un ayant vécu là-bas peut à la seule invocation du nom "char" avoir l'image complète, avec le bruit du moteur, la poussière qui vole, le sol qui tremble, le grincement des chenilles, les rues qui se vident, la terreur abjecte qu'on éprouve, dans le noir, épinglé comme un papillon sur sa planche de liège par la lumière du projecteur fixé sur le toit du monstre. L'odeur d'échappement de diesel. La croûte de poussière amalgamée sur le blindage. Le bruit de la tourelle qui pivote. Le bruit du couvercle de la trappe qui se ferme. La fermeté odieuse du canon pointé comme le doigt du bourreau.
Comment passer par-dessus le fossé du vocabulaire, le fossé de l'expérience, comment exorciser le traumatisme sans le transmettre, sans le fuir non plus ? Comment ?
J'ai déjà écrit beaucoup, au présent. Il me faut maintenant écrire au passé pour me débloquer la porte du futur.
Je ne sais pas encore si je ferai ce voyage seul. Si vous le lisez, sous une forme ou une autre c'est que vous êtes invité. Sans obligation.
Retour en Palestine, pour pouvoir enfin la quitter. Regarder Jénine en face pour pouvoir, juste en tournant la tête, rencontrer mon propre regard et celui des gens que j'aime.
J'ai un plan.
Mettre face à face mon passé, l'image que j'en ai, et mon présent. Je vais reprendre des morceaux de "Brest-Jérusalem", le mal-nommé récit à fleur de dépôt de mes pérégrinations palestiniennes, et les confronter à ce que je n'ai pas dit à l'époque, ce que j'ai appris depuis, et ce que je suis maintenant.
Et puis faire revenir à la surface ce que je n'ai raconté à personne. Invoquer, j'espère pour la dernière fois, mes démons personnels. Les exposer à la lumière pour les remettre à leur place.
Brest-Jérusalem parlait beaucoup des autres autour de moi, il est temps de rajouter la partie de l'histoire qui manquait.
Chaque "épisode" est en chantier. J'ai décidé d'ouvrir le chantier au public. Port du casque à discrétion.
Écrit par O.
le 02 juin 2005
à 09:46