25 novembre 2003
Petit lexique d'un conflit : Q comme Qalendia

La lettre qui fait mal, la lettre qui fait rire... sortie de son contexte. Q c'est rond, c'est fun, légèrement grivois... pourquoi ne pas rester dans le ton alors ? Parce que ce n'est pas possible. Ce genre de jeu de mots tombe toujours à plat sur ce genre de sujets. J'essaye devant vous : aujourd'hui, les Palestiniens l'ont dans le Q. Q, comme Qalendia.

Inspirez...


La première fois que j'ai passé Qalendia, c'était en novembre 2001. A l'époque, deux troufions filtraient le trafic automobile, et un troisième avec une table faisait acte de présence à la limite entre le "grand Jérusalem" israélien et Ramallah. J'ai passé Qalendia trois fois en dix minutes ce jour là, en cherchant quelqu'un, et j'ai fini par passer au bras d'une copine qui arborait un insigne du Fatah au revers de la veste et qui l'a mis sous le nez du soldat qui était mort de rire de nous voir passer toutes les deux minutes.

Quelques semaines plus tard, le ton avait changé. Barbelés, rochers en travers de la route, une douzaine de soldats. Ca restait un peu débonnaire : quiconque était refoulé au checkpoint pouvait se faire indiquer par le soldat où trouver le chemin qui permettait de contourner le checkpoint, au prix de quinze minutes de marche en terrain un peu plus difficile. J'étais effaré la première fois où le grand casqué m'a dit : tu ne peux pas passer, c'est fermé. Il faut que tu prennes la route de Jéricho/Naplouse sur une centaine de mètres, et tu trouveras un chemin qui monte sur la gauche. Je lui ai demandé où ça menait, et il m'a montré : cent cinquante mètres derrière lui.

Janvier 2002, on avait déjà des infrastructures en béton, des miradors sur la butte, une quinzaine de soldats.

Mai 2002 : des corridors de béton avec du grillage en hauteur, des files d'attente avec des codes de couleur correspondant aux divers types de cartes d'identité.

Novembre 2002 : le checkpoint a une profondeur de facilement cent mètres. Des blindés y stationnent en permanence. Les barbelés sont partout, les soldats sont agressifs.

Qalendia, c'est le symbole de la déterioration de la situation. Qalendia, ce sont les heures de queue sous le soleil, la pluie. Le petit signe de tête indolent : passe, ou repars. Pas de discussion. La moindre contestation voit un groupe de soldats arriver en courant. Ce sont souvent des femmes qui font le filtrage, et elles sont incroyablement agressives, antipathiques. Insensibles.

Dans un coin il y a un groupe de panneaux en béton qui sert d'endroit où enfermer un potentiel kamikaze. En théorie. Plus d'un chebab y a été passé à tabac.

De chaque côté de Qalendia, il y a un monde bruyant et animé, stations de taxis, étals de kebab, de la glace (de Naplouse) en été. Mais sur la longueur du passage du checkpoint, le silence règne. Ceux qui sont passés pressent instinctivement le pas, histoire qu'on ne les rapelle pas. On marche la tête baissée. Sur les hauteurs, les soldats exhibent le matériel. On tire souvent en l'air. La grenade à gaz est un grand classique de Qalendia. Si la foule ne recule pas assez vite, boum. Si elle avance trop vite, boum. Les soldats sur la colline régulent le trafic sur le chemin de contournement. Quand ça leur prend, ils balancent une paire de grenades, de préférence quand c'est boueux et difficile, comme ça les gens qui fuient tombent. Souvent, ils laissent passer un filet de gens. On peut légitimement se demander à quoi sert le checkpoint dans ces conditions, d'ailleurs.

Qalendia, c'est oui, ou non. Sans qu'on sache pourquoi. Même un étranger peut se voir refuser le passage. Il m'est arrivé de devoir faire un grand tour parce qu'on ne me laissait pas passer, alors que j'étais passé la veille, et que je passerais le lendemain. Aussi, à l'époque où on déménageait les affaires d'une amie, le même soldat qui nous voyait passer tout le temps avec ces gros sacs vides a tenté de fraterniser en nous racontant l'éternelle histoire du contrebandier de vélos. Quelques mètres plus loin la petite du filtrage montrait les dents et nous a mené la vie dure.

Pour paller au trafic des véhicules, si souvent stoppés, il y a des hommes et des gamins qui proposent de transvaser bagages ou marchandises sur de petites carrioles en bois avec des roues de vélo. Ils sont constamment en friction avec les soldats.

Mauvaise journée à Qalendia : le vendredi. On ne laisse passer que les vieux. Certains jours, les habitants de tel ou tel village sont systématiquement refoulés, loterie dégueulasse, passe-temps du soldat blasé.

Parfois les soldats estiment que les taxis approchent trop près, et tirent en l'air. Bon, parfois quelques vitres de taxis explosent... il faut bien que les balles retombent, m'a dit sans rire un soldat.

Un classique : le checkpoint ferme soudainement. Qui a pu passer le matin pour aller à Jérusalem ne peut pas rentrer. Ou inversement.

Qalendia, c'est l'impatience grandissante, la tension qui monte, l'injustice qui se fortifie. C'est parfois des blessés, ou un mort. Avant la fortification du checkpoint, tous les jours à heure fixe il y avait affrontement entre les gamins du coin et les soldats qui ne venaient que pour ça. Gaz et balles contre cailloux, indécence contre inconscience, haine contre haine.

Qalendia, parfois tellement désespérant, on a envie de s'asseoir et de pleurer.

Qalendia, l'envie du coup de pied au Q, quand parfois il faudrait en rire. Mais je vous l'avais dit : ce genre d'humour, dans cet endroit là, ça ne passe pas.

Respirez, c'est fini.

Écrit par O. le 25 novembre 2003 à 16:47
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