06 novembre 2003
Petit lexique d'un conflit. J, comme Jénine.

Six mois de ma vie, très probablement les plus intenses, des rencontres étonnantes (et parfois détonantes), pas de suspense, pas de question. Même si J offre en vrac Jérusalem, Juif et Jihad, voire Jéricho, pour tout un tas de raisons, aujourd'hui c'est différent. Aujourd'hui plus de que coutume, c'est personnel, et c'est douloureux.

Aujourd'hui, c'est J comme Jénine.

Inspirez...


Je suis arrivé à Jénine pour la première fois par la route de Nazareth, le check point de Jalameh, à la recherche de la "vérité". Visite rapide dans les locaux de deux organisations locales avant d'aller au camp de réfugiés. Je ne savais pas que ces endroits me deviendraient totalement familiers, partie de mon quotidien. Je ne savais pas que j'allais découvrir successivement la mort et la vie, et que je serais irrésistiblement amené à revenir. A la découverte du vrai.

29 avril 2002. Ligne de cassure dans ma vie. Jenin muchaïam. Un monceau de décombres compactés, des cadavres de maisons calcinées, des tiges de fer tordues, une cacophonie silencieuses de matériaux torturés, et les gens. Les gens choqués, parlant tous autant qu'ils pouvaient pour ne pas entendre le silence des ruines.

Un quartier entier rasé systématiquement, méthodiquement. Rasé, puis compacté, concassé, longuement et soigneusement laminé sous les chenilles des blindés et des bulldozers. Au hasard des rencontres, ma compagne d'ambulances de Ramallah, qui avait franchi les collines à pieds pour venir aider pendant l'attaque, distribuer des médicaments qu'elle avait achetés elle-même. Elle que j'avais vu tout encaisser sans sourciller à Ramallah était défaite, hagarde, incohérente.

Les questions qui nous avaient fait venir, massacre, pas massacre, violation de ceci ou de cela, tout ça envolé en un clin d'oeil, au premier coup d'oeil.

Un peu plus tard, je suis reparti à Jénine, pour tenter de comprendre, de reconstituer. J'ai fait ça, en partie. Mais je suis aussi devenu un habitant comme un autre, soumis au même infernal régime que le reste de la population. Dix jours sans couvre-feu entre mai et octobre. Des tirs toutes les jours, toutes les nuits, les blindés israéliens plus familiers que du mobilier urbain.
Autant, sinon plus, que ce qui s'était passé, j'ai appris ce qui se passait, loin des yeux du monde, une fois les projecteurs éteints sur les ruines du camp.

Jénine, la poussière. Les encoignures dans lesquelles on se cache entre deux passages de soldats ou de chars. Les espaces vides entre les maisons où on a la peur du sniper, où parfois on rampe. La vieille ville et ses ruelles, un peu de vie, quelques commerces ouverts.

Jénine, et la litanie de mes compagnons d'ambulance. La nuit ils tournent dans mes rêves ou mes cauchemars, Ashraf, Hassan, Eissat, Abu Ali, Ghassan, Kerme, Abed et Abed, Mohammed, Abu Neija. Mes amis du marché, Abdallah, Abu Sayef, Tarek. Le docteur Samer, Khaled, Abed, l'autre Khaled.

Jénine, enfermée verrouillée. La silhouette du canon du char qui me suit pendant que j'avance dans la nuit pour tenter d'arracher le passage d'un malade. Jénine et le canon du M16 qui se pose sur mon front pendant que je tente d'empêcher l'arrestation de mon équipage. Jénine, la rafale de mitrailleuse qui fouette le sol à mes pieds pour me dissuader de prendre des photos des bulldozers en action. Jénine la balle qui heurte le mur derrière moi,cadeau anonyme d'un sniper, Jénine,la boulangerie d'Abu Mussa, le combat quotidien pour la garder ouverte, pour faire sortir le pain. Jénine, déserte, parcourue seulement par les blindés, les ambulances, et les voitures des ONG. L'hôpital assiégé.

Tous nos sanglants échecs, toutes nos magnifiques réussites. Chaque enfant, chaque malade ramené à bon port, ils sont tous au fond de moi, quelque part. Les tasses de thé en silence pour combattre l'épuisement et partager la douleur. La terreur dans la nuit, la peur de toutes les ombres. Le silence pour tenter d'entendre le bruit révélateur qui nous ferait prendre le bon chemin, éviter le mauvais.

Jénine, ces mômes avec des flingues trop grands pour eux et leurs bombes bricolées pour tenter d'en arrêter au moins un, un de ces chars qui feulent partout dans la ville. Jénine, les Golani et leur suffisance haineuse, les incessantes provocations, les "accidents".

Jénine, où tout est fait pour générer la haine, et où plus que nulle part ailleurs j'ai découvert l'humain, le désespoir, la dignité, la violence et... la paix.

Respirez, c'est fini.

Écrit par O. le 06 novembre 2003 à 15:39
Réactions

Touché!.Pas le coeur à jouer après J.
En hommage à ton Jénine personnel, je m'impose une lettre de silence.
Je reviendrai pour L. comme:

Mis à jour par Marc le 07 novembre 2003 à 01:55

En concentre revient ton blog depuis Jenine, avec tes photos...dur, dur, ma gorge se noue.

Par curiosite, vers quelle date peut-on esperer une publication? qui pourra toucher les tres nombreux lecteurs sans internet...

Amities,
Christine.

Mis à jour par Christine le 07 novembre 2003 à 11:57