Petit lexique d'un conflit : H comme héros.
H est une lettre qui offre l'embarras du choix, pour ce petit lexique. J'aurais pu parler d'Amira Hass, témoin atypique au service d'une société israélienne de plus en plus autiste, le H de "humanitaire" me tendait les bras, j'avais sous le coude les Haredim ultra orthodoxes... mais ce que j'aime par dessus tout, c'est parler des Palestiniens.
Aujourd'hui, donc, H comme héros.
Inspirez...
Le plus surprenant avec les Palestiniens, ce n'est pas le nombre de ceux qui par désespoir ou pour d'autres raisons basculent dans la violence. Le plus surprenant, c'est le nombre de ceux qui ne basculent pas dans la violence.
Combien d'entre nous ont réprimé des accès de colère après une demi-heure d'embouteillages, pour un peu de queue à la caisse du supermarché, parce que les gamins ne peuvent pas aller jouer dehors parce qu'il pleut et qu'ils courent dans la maison en criant... ?
Un psychologue avec lequel je causais un jour m'a expliqué que le gros de sa clientèle était constitué de gens souffrant de troubles après la dernière vague de grandes grèves dans les transports en commun... un an auparavant.
Une grande partie de la population occidentale carbure aux calmants : le stress.
Vous savez comment on appelle un embouteillage organisé, planifié, avec des petites attractions sur les bords allant du lâcher de gaz lacrymogène jusqu'au tir à la mitrailleuse sur les participants, en passant par la confiscation de vos clés ou la fouille du véhicule ? Ca s'appelle un checkpoint. Il y en a environ 150 sur un territoire grand comme la région parisienne. Et ils se déplacent, en plus.
Vous savez comment on appelle une saison tellement pourrie que les enfants ne peuvent aller jouer dehors que deux heures par semaine, seule période, en passant, où vous pouvez aller faire des courses en profitant de l'éclaircie ? Une telle saison peut durer jusque 140 jours. Ca s'appelle un Couvre-Feu.
Vous savez comment on appelle un phénomène naturel qui, dans une ville de 50 000 habitants, abat chaque jour "par erreur" un poteau électrique, privant une partie des habitants d'électricité ? Le même phénomène a comme effets secondaires un défoncement total de la chaussée, une rupture des canalisations d'eau, d'égoût, et transforme certaines rues en cloaques. Mieux encore, le même phénomène est capable d'empêcher les camions de réparation de venir sur le site ! Eh bien ca s'appelle un Char d'Assaut.
Vous vous imaginez vivre dans ces conditions ? Sans vous énerver ?
Oui ?
Bon. Allons-y pour la seconde couche. Imaginez qu'en plus de tout ça vous ayez la nuit des chars qui rodent dans la ville, faisant trembler toute la maison. Imaginez de temps en temps des explosions, tellement fortes que vous avez l'impression que vos os se liquéfient à l'intérieur, et que même si vous avez les genoux qui flanchent il faut trouver la force de rassurer les gamins et leur dire que c'est la maison de quelqu'un d'autre qui vient de sauter. Ajoutez une brochette de frères, cousins, amis, morts sous vos yeux, ou pas loin, de mort violente. Ajoutez la pauvreté de trois ans sans travail régulier. Si vous habitez la campagne, vous avez peut-être même le privilège d'être coupé du monde, d'avoir en moyenne une fois toutes les trois semaines une équipe médicale qui passe clandestinement, avec pas grand-chose d'autre que de l'aspirine à proposer, quel que soit votre problème.
Vous n'êtes toujours pas en colère ?
Alors imaginez-vous qu'on vous empêche d'accompagner votre femme à l'hôpital pour l'accouchement, parce que vous avez plus de 40 ans. Ou parce que vous vous venez de tel village plutôt que tel autre. Ou parce que le type qui a le flingue est bourré. Imaginez même qu'on empêche votre femme de se rendre à l'hôpital pour accoucher. Et qu'on vous frappe si vous protestez. Imaginez que dans la nuit des soldats peuvent entrer chez vous à tout moment, en abattant un mur, et resortir de la maison du côté opposé, toujours en abattant un mur. Imaginez qu'ils peuvent à tout moment s'installer chez vous, enfermant toute la famille dans une seule pièce pendant plusieurs jours, parfois sans permettre qu'on aille aux toilettes. Imaginez qu'en sortant de cette pièce vous puissiez trouver votre maison dévastée, vos économies envolées, et si vous êtes gâté, une grosse merde dans le frigo. Au sens propre : un étron.
Si, votre quotidien étant fait de cela (et j'en oublie forcément) et que vous êtes encore capable d'inviter un parfait étranger qui passe dans la rue à entrer chez vous pour prendre un thé, l'héberger en lui donnant (sans lui dire) votre propre matelas, être d'une serviabilité à toute épreuve, refuser toute forme de paiement pour la nourriture...
... alors vous êtes un héros.
Mais si vous habitez en Palestine, vous êtes monsieur tout le monde. Avec pour seul éxutoire (adulte) les manifs organisées lors de funérailles, ou (enfants) lancer des pierres sur les soldats qui passent.
Respirez, c'est fini.
Écrit par O.
le 04 novembre 2003
à 16:13
En fait, je ne suis pas tout à fait sûr qu'on gagne le statut de héros en s'inscrivant dans l'abstention (notion de bourdieu, qui dit que la prise de position reste supérieure à l'abstention).
J'ai souvent été énérvé par la question du martyre juif : à partir de quel moment a t'on encore le droit de conserver l'illusion que les choses s'arrangeront, et qu'on s'en sortira ? Les resistants du ghetto de Varsovie ont eu raison je crois : pour la plupart ils sont morts comme les autres, mais en faisant passer le message de l'anormalité (euphémisme sordide) de leur situation, de leur douleur.
Si je suis un type lettré, éduqué, sûr de mes droits, j'ai une arme non violente à ma disposition. Si je suis un artiste, aussi. Mais si je suis un pauvre gars subissant le lot quotidien que tu décris, comment combattre ? Je sais en tout cas que j'essaierais, selon le bon principe de Pavlov, de faire passer le goût du sucre au type qui mettrait ma famille en danger, quitte à mourir, finalement comme ceux qui ne résistent pas...
Eric
Bravo, merci, O. car une fois de plus tu arrives a resumer ce que j'ai ressenti si souvent en etant la-bas et apres mon retour.
Maintenant, pour revenir a la question sous-jacente: comment se fait-il qu'il y ait tant de geros en Palestine?, je vois plusieurs sources d'explications a cette etonnante resistance/resiliance, en plus de celles que tu mentionnes deja (exutoire des manifs etc):
1. Pas question de partir comme en 48. leurs parents/grands-parents ont fait cette erreur, mais eux n'abandonneront pas leur terre, sauf en tout dernier recours.
2. La foi - la priere, le respect des lois de l'hospitalite, etc, etc - est cette colonne vertebrale invisible qui aide tant et tant de Palestiniens a garder la tete haute. Et a en faire des heros, comme tu les decris. Et ca, je l'ai compris en allant sur place.
Remarque au pasage: paradoxalement, c'est AUSSI au nom de cette foi que les 'martyrs' (des heros en fait pour les Palestiniens, mais dont tu ne parles pas ici) commettent leurs attentats-suicide (enfin, une partie d'entre eux, parce qu'il y aussi le FPLP et le Fatah, et des non-affilies, qui commettent ces attentats...).
3. Le respect de la famille, des parents, de la mere. C'est d'ailleurs lie a la foi je crois. L'importance du tissu relationnel familial, qui fait que les individus ne sont pas QUE des individus (egoistes et tournes vers leurs propres interets), mais se definissent comme le fils de untel, le pere de untel, l'ami de untel, etc...fait que le soutien est aussi plus important, et que la resistance au stress est plus grande. Tres different de notre societe.
Voila ce que j'en dis...
Amities,
Christine.