30 juin 2003
Emprunt

J'ai reçu ce texte par mail. J'ai la flemme de rechercher d'où il vient, tout ce que je sais c'est qu'il présente une pertinente analyse de vocabulaire. jetez donc un oeil (je l'ai mis en "suite de l'article", parce qu'il est un poil long)

Intéressant.


Question de vocabulaire

Depuis le discours de Sharon où il déclarait qu'Israël ne pouvait continuer à occuper trois millions de Palestiniens car ce n'était bon ni pour les Israéliens ni pour les Palestiniens, on a vu au travers des polémiques qui ont suivi cette déclaration combien l'usage des mots est strictement réglementé par les autorités israéliennes. Rien d'étonnant à cela puisque le phénomène est récurrent dans tous les conflits et chez tous les protagonistes : des articles parus dans la presse israélienne et étrangère ont d'ailleurs déjà analysé ce phénomène. Ainsi le mot casbah utilisé pour désigner la vieille ville de Naplouse ou d'Hébron est utilisé en-dehors du contexte palestinien (dans lequel le mot n'est pas d'usage) et fait manifestement référence à la période coloniale au Maghreb, sa connotation négative faisant partie de l'héritage européen.

Il n'est dès lors pas déplacé de se demander pourquoi aujourd'hui sur les antennes de Kol Israël en français et en anglais, dans les colonnes du Haaretz ou du Jérusalem Post en anglais, on utilise à profusion le mot arabe de houdna pour désigner la trêve, l'armistice auquel devraient aboutir Palestiniens et Israéliens après accord entre le Hamas et le Jihad islamique et le premier ministre, Abou Mazen. En hébreu, comme en français ou en anglais, il existe un vocable précis que ces médias utilisent peu ou en manière de traduction du terme arabe. On a déjà pu constater une pratique analogue quand les Israéliens se sont mis à utiliser le mot tanzim : alors que ce mot en arabe signifie simplement organisation (et donc organisation d'un parti aussi), à force d'utilisation orientée, il est devenu synonyme d'organisation armée du Fatah et finalement d'organisation terroriste. Pourquoi donc aujourd'hui, dans la période délicate de l'application de « la feuille de route », les médias (du moins en langue étrangère) s'ingénient-ils à parler de houdna plutôt que de trêve ?

La réponse n'est pas évidente mais on peut avancer quelques éléments à la lumière des exemples passés amplement analysés, y compris par des analystes israéliens. Tout d'abord, en se servant d'un mot étranger -qui plus est arabe- on établit entre le lecteur (ou l'auditeur) et le mot une distance : le mot n'appartient pas à mon vocabulaire habituel, il m'est étranger et donc étrange ; finalement, il ne renvoie pas directement à un sens connu et donc est sujet à toute interprétation qu'on voudra me suggérer (c'est le cas de tanzim). Ensuite, étant emprunté à la langue de l'autre, il désigne quelque chose qui est propre à l'autre, qui fait partie de son univers : une houdna est-elle une trêve comme les autres, comme ce que, moi, j'entends par trêve ? Ne serait-ce pas une trêve « à la palestinienne » voire « à l'arabe » en général.

C'est ce que confirme un bref tour d'horizon de la presse israélienne en anglais. Dans l'édition électronique du Haaretz du 23 juin 2003, plus précisément, dans un article intitulé « Hamas may agree to cease-fire today », on trouve le mot houdna explicité entre deux tirets par « cessez-le-feu tactique ». Par ailleurs dans le même journal mais le 25 juin, on peut lire le titre suivant : « PM : Irrespective of hudna, Israel will hit ‘ticking bombs' ». Dans ce cas-ci, l'utilisation du mot arabe fait mieux passer la pilule : dans l'atmosphère de la « feuille de route », mieux vaut dire « Sans tenir compte de la houdna (affaire palestinienne), Israël frappera ... » que « Sans tenir compte de la trêve (demande américaine faite aux deux parties)... ». De son côté, cité par le New-York Post ou par Reuters (J. Heller, « Israel pours scorn on ceasefire », 23 juin 2003, 10h54), le général Amos Gilad dit que « aucun espoir ne peut être mis dans cette houdna » et plus loin il ajoute que « la houdna est un cessez-le-feu dont le but est la réorganisation de sorte qu'elle peut même mener à des actes meurtriers plus terribles ». Mais le plus étonnant, c'est de voir définir la houdna, non seulement par les journaux israéliens (par ex. Haaretz, 26 juin 2003, Arn. Regular, Al. Benn et Nath. Guttman, « Truce announcement not expected until weekend ») mais encore dans les dépêches de Reuters ou de l'AP, comme « temporary truce » (par ex. Reuters, 26 juin, N. Al-Mughrabi, « Arafat says truce imminent ») ou « un cessez-le-feu établi pour une durée déterminée » (par ex. AP, 22 juin 2003, « Le Hamas menacé étudie l'idée d'un cessez-le-feu ») Belle lapalissade ! Tout le monde sait qu'une trêve est un arrêt temporaire des hostilités mais ici, sous couvert de traduction, en ajoutant temporaire, on semble donner une caractéristique propre à la houdna qui ne serait pas celle de toute trêve: le champ est libre alors à tous les commentaires sur le sérieux de la trêve, sur son utilisation tactique etc.

Mais l'interprétation va plus loin. Ainsi, dans le Jerusalem Post en ligne du 23 juin, dans un article signé par Margot Dudkevitch, Arieh Spitzen, chef du Bureau palestinien au Département de coordination des activités gouvernementales dans les Territoires, non seulement -ce qui est bien normal- émet une opinion critique sur la houdna qui n'arrêtera pas les complots du Hamas contre Israël mais encore relie la houdna à l'islam. Le Haaretz en ligne du 26 juin 2003 (article cité plus haut) reprend cette idée en écrivant que l'Autorité Palestinienne veut conclure « le cessez-le-feu -connu aussi sous le nom de houdna islamique- ... ».

La voie est ouverte : la houdna est un concept islamique, fait référence à la religion de l'autre et renvoie donc à la méfiance qu'on a vis-à-vis de l'islam, en Israël comme ailleurs. Les agences de presse étrangères embrayent dans ce sens : une dépêche de Reuters du 23 juin 2003 (J. Heller, « Israel pours scorn on truce with militants », 9h51) dit que le terme houdna est le terme utilisé par les militants pour désigner « un cessez-le-feu temporaire dans la tradition islamique ». L'AP (« Le Hamas menacé étudie l'idée d'un cessez-le-feu », 22 juin 2003), pour sa part, se fend d'un long commentaire érudit : « Le succès du plan pourrait bien dépendre d'un concept juridique datant de la naissance de l'islam : une « houdna » ou cessez-le-feu établi pour une durée déterminée, généralement entre musulmans et non musulmans. L'histoire de l'islam est imprégnée par cette notion. Le prophète Mohamed est le premier à avoir négocié une « houdna » avec des adversaires en 628 à la Mecque, la première ville sainte de l'islam. Une telle option permettrait au Hamas de négocier sans perdre la face. (...) Certains critiques israéliens affirment toutefois qu'une « houdna » implique que la partie musulmane puisse la rompre à tout moment, une affirmation que rejettent des érudits palestiniens ». On remarquera l'extraordinaire synthèse établie par le journaliste : la houdna est un héritage islamique ancien et lourd (imprégné, Mohamed, la Mecque), c'est un cessez-le-feu pour une durée déterminée et plus intéressant, elle implique qu'elle puisse être rompue par la partie musulmane. Bien sûr, l'auteur de la dépêche prend ses distances en citant des critiques israéliens et en citant la réponse d'érudits palestiniens. N'empêche qu'il ne semble pas savoir que toute trêve (ou tout cessez-le-feu) comporte le risque d'être rompue par chacune des parties puisque par essence, elle est temporaire et que donc, cette formulation est bel et bien orientée. En effet, pour les Israéliens, les musulmans ne sont pas fiables ou loyaux et comme en l'occurrence, on traite avec le Hamas et le Jihad islamique, nul n'est besoin d'en rajouter. Libération, dans son site internet, n'est pas en reste. Sous la plume de Jean-Luc Allouche, le 26 juin 2003 (« Israël : le Hamas réserve sa réponse pour la trêve »), on peut lire: « En fait, les discussions se poursuivent depuis plusieurs jours, à Damas, à Gaza, au Caire, sur ce cessez-le-feu entre les organisations extrémistes et l'Autorité Palestinienne sous la forme de houdna, la trêve traditionnelle dans le monde arabo-musulman, qui ne signifie pas la fin définitive des hostilités ». Ici la houdna est devenue traditionnelle, elle est élargie au monde arabo-musulman (l'adjectif est moins connoté que islamique) et, comme dans les traductions/interprétations plus haut, elle signifie implicitement que la partie palestinienne recommencera les hostilités.

Même si elle se fait, la trêve/ houdna est déjà entachée de tant de vices que sa faillite est prévisible : cette faillite ne pourra qu'être mise sur le compte des Palestiniens, les Israéliens n'ayant rien à faire avec une houdna arabe, islamique, temporaire et donc félonne. Dernière péripétie d'ailleurs, les Israéliens disent ouvertement que la trêve ne les intéressent que peu (c'est une affaire inter-palestinienne) et que ce qu'il faut c'est démanteler le réseau terroriste du Hamas. La trêve était enterrée avant même d'avoir vu le jour, et les médias avaient déjà préparé la voie.

Il apparaît ainsi que le mot arabe permet aux journalistes et commentateurs israéliens -mais à leur suite, étrangers aussi- d'interpréter la trêve. D'un côté le mot, parce qu'il appartient à la langue de l'autre, est déjà connoté. De l'autre, parce qu'il n'est pas compréhensible immédiatement, il demande une traduction que, la plupart du temps, les journalistes présentent sous la forme d'un commentaire. On constate que les adjectifs accolés au mot trêve dans les traductions tentent de dévoyer son sens, soit en insistant sur son caractère temporaire, soit en l'orientant religieusement.

En conclusion, l'utilisation de mots arabes par les médias israéliens n'est pas innocente : de casbah à tanzim en passant par houdna, les motivations sont claires. La réutilisation mécanique de ces mêmes vocables par les médias non-israéliens pose donc problème puisqu'on véhicule ainsi des intentions politiques qui font partie de l'effort de propagande d'une des parties en conflit. Saluons au passage Le Monde qui, à ma connaissance, n'a pas versé dans le piège et le correspondant de la BBC à Jérusalem qui se contente de constater l'apparition d'un nouveau mot arabe dans le lexique du conflit au Moyen-Orient et qui le traduit simplement par « trêve ».

Marianne Blume, philologue classique, coopérante à Gaza.

Note : Tous les documents consultés l'ont été sur internet.

Écrit par O. le 30 juin 2003 à 12:12
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