28 janvier 2003
J, comme... justice

Ce que vous allez lire, j'aimerais pouvoir vous dire que je l'ai inventé, que c'est un délire, des menteries de mauvais goût, un rêve mal égoutté... mais c'est rigoureusement vrai.

La scène se passe au tribunal d'instance de Brest. Elle aurait aussi bien pu se passer n'importe où, j'en ai vu des similaires ailleurs. Brest n'est pas en cause sur ce coup là.

Or donc, au tribunal d'instance de Brest (je ne sais plus mettre de majuscule à tribunal, désolé), ce jour là, on jugeait une affaire. Enfin on jugeait un paquet d'affaires. Quand vous voyez la cour arriver et la hauteur de la pile de dossiers, vous vous inquiétez rapidement, surtout si un de ces dossiers est le votre et que vous êtes mal garé.



Heureusement, il y a les avocats pour faire diminuer la pile. Notez qu'au début, à regarder les avocats qui attendent le début de l'audience, il y a de quoi être un peu perplexe. Un poulailler. Ca jacasse, ça papote, ça se fait la bise, ça se demande des nouvelles du petit dernier, ça se raconte le week-end... enfin bref, il y a là sous vos yeux un tas de gens décontractés.

Bon, décontractés ou pas, ce sont des gens importants, visiblement, puisque sont traités en priorité à l'audience les dossiers où des avocats sont impliqués. (Pour les profanes, précisons qu'au tribunal d'instance, si les sommes en jeu ne dépassent pas 50 000 francs, la présence d'un avocat n'est pas obligatoire, on peut se débrouiller tout seul.). Notez que si on a fini les affaires avec des avocats et qu'il en arrive un qui était en retard, on passe directement à son affaire, il ne faut PAS faire attendre un avocat, fut-il une heure et demie en retard.

Par contre, si vous vous défendez vous-même, ne soyez pas en retard : vous êtes coupable. C'est à dire que seul votre adversaire parle si c'est lui qui vous fait un procès, et votre demande est annulée si c'est vous qui faites le procès. Donc, les jours d'audience, il faut partir tôt, et bien vérifier l'huile. Sauf, toujours, si on est avocat.

Revenons donc à notre pile de dossiers. Notre impressionnante pile de dossiers. Le juge fait l'appel. On met de côté les dossiers dont il manque un des protagonistes, comme je le disais plus haut.

Et ensuite commence le grand jeu du report. La règle est simple, mais c'est un jeu pour avocats seulement. Quand le juge appelle votre affaire, vous vous levez, et vous dites : "je sollicite un renvoi". Si vous avez une minute ou une idée plausible, vous donnez un motif. Genre : "je n'ai eu le dossier qu'il y a un mois, et je n'ai pas eu le temps de préparer correctement". Et toc, le dossier est renvoyé à la prochaine audience, c'est à dire en général un bon mois plus tard. Juste comme ça. Et donc, le mois prochain, en plus de la pile des dossiers prévus, il y aura tous ceux qui auront été renvoyés. Et ainsi de suite...

Par honnêteté, j'ai tout de même vu une juge piquer une colère après un avocat qui en était au troisième renvoi d'une affaire. Ca a été terrible : le dossier a été renvoyé. Mais pour la dernière fois, hein ! Et le petit vieux qui était l'adversaire, venu pour la quatrième fois à une audience pour rien, s'est levé et est parti sans rien dire...

Notre pile de dossiers, à ce stade, a sérieusement fondu. Et on attaque les choses sérieuses. Les plaidoiries.

Quand je dis "les choses sérieuses", il faut rappeler pour le profane qu'au tribunal d'instance, on ne juge pas des vols ou des meurtres. On juge la clôture mal délimitée, l'arbre qui dépasse du jardin du voisin, les loyers pas payés, ce genre de choses. Et ce jour là on jugeait la mort du chat.

En deux mots, un vieux chat bouffé vivant sous les yeux du môme de la famille par deux chiens de chasse.

C'est là que les choses vont devenir incroyables, et je demande d'avance pardon aux gens qui croyaient que la justice est une affaire sérieuse et que le métier d'avocat est sinon un beau métier du moins un métier noble.

La demanderesse, donc la dame qui faisait un procès aux chasseurs concernés, a exposé les faits. Le vieux chat de presque 17 ans, le choc, la douleur du môme, la sienne propre, les chiens pas contrôlés dans son jardin à elle, et les moqueries des chasseurs une fois arrivés sur place. Pour le principe, elle demandait 1 500 francs de dommages et intérêts au titre du préjudice moral.

Et alors s'est avancé l'avocat des chasseurs. Et au bout de cinq minutes j'avais envie de vomir. Ce que je vais vous raconter là en quelques phrases a duré près d'un quart d'heure. En lisant, imaginez bien que je ne fais que résumer, et que cette saloperie a duré un quart d'heure. Quinze longue minutes d'infamie, ponctuées de "monsieur le président", de grands gestes de manches, de pauses dramatiques, d'effets de voix.

Alors les voilà, les arguments des chasseurs, bruts de fonderie, sans fioritures.

1) la propriété n'est pas close de telle façon que le chat ne pouvait sortir [pour resituer, ça se passe en pleine campagne...], et c'est donc hors de la propriété que les chiens ont entamé la poursuite. [là, le monsieur a produit des CS !]

2) il y avait des arbres sur le trajet de la poursuite. Le chat n'a même pas essayé de grimper à un arbre, c'est vous dire s'il était vieux et en mauvais état, parce qu'un chat qui ne grimpe plus aux arbres, etc...

3) les chasseurs se sont excusés poliment et ne comprennent pas les poursuites dont ils font l'objet, et donc on ne peut expliquer ces poursuites que par l'appât du gain de la plaignante qui n'hésite pas à demander 1 500 francs pour un vieux chat même pas foutu de grimper aux arbres ! (je résume, hein, c'était dit plus poliment que ça, mais le fond y est)

4) et d'ailleurs, monsieur le président, nous avons effectué des recherches (car ce trouduc parle de lui en disant "nous" en plus) auprès de plusieurs animaleries qui nous ont certifié (et là le connard exhibe trois feuilles de papier) qu'un chat de cette race et de cet âge n'a aucune valeur marchande ! Et même la SPA à qui, en dernier recours nous nous sommes adressés, nous a confirmé que ce genre de chats, on ne les proposait même pas à l'adoption, on les piquait.

5) en conclusion, monsieur le président, nous demandons que la plaignante soit déboutée de sa demande, tellement sa demande d'indemnisation est mesquine, si c'est vraiment sentimental, cet animal n'avait pas de valeur.

En conclusion, chers lecteurs, si vous n'avez pas envie de vomir à ce stade, allez faire un jour un tour à l'audience du tribunal d'instance de votre district. C'est gratuit, l'audience est publique, et si vous aimez ce genre de spectacle, il est renouvelé à chaque fois.

Mais moi, je suis sorti de là pétrifié, dégoûté, et même surpris de ne pas avoir interrompu l'audience en tentant d'étrangler le minable qui osait réclamer Justice. Justice en laquelle j'ai cessé de croire. Un système qui permet de telles infâmies ne peut pas être un bon système.

Écrit par O. le 28 janvier 2003 à 21:14
Réactions

Avant de brailler, j'espère O que tu ne voudras pas ...aller j'y vais

La vie en juridiction n'est pas si facile que ça. Effectivement, il y a des affaires qui attirent l'attention, c'est vrai que le comportement de mes confrères n'est pas toujours à la hauteur, c'est vrai que certains d'entre eux ont des attitudes limites, c'est vrai qu'exercer dans un panier de crabes sans se faire pincer sois même cela relève de l'exploit. Certains vous écrasent, vous humilient.

Il existe un principe chacun a droit à un avocat, chacun à le droit de se défendre même gratuitement devant le TI. Et c'est déjà beaucoup. Mais au TI (c'est plus court), il y a beaucoup de procédures dilatoires beaucoup de coups pour rien, de toute façon ces litiges de la vie courantes devraient être gérés par des juges de proximité tout le monde le sais....

Cependant, respecter les règles du code de procédure, courir pour se garer, attendre trois heures pour plaider un dossier, avoir plusieurs dossiers dans des audiences différentes, c'est aussi un quotidien, ce matin je suis restée trois heures en juridiction pour un dossier de 10 minutes...et encore je travaille pour une entreprise, mais cela est au autre débat. Il est clair que cet exemple n'est pas significatif car dégueu c'est comme si on disait que les médecins soignent mal.

J'ai connu l'acharnement thérapeutique. Cela signifie tout simplement soigner quelqu'un à tout prix alors qu'il n'y a aucun espoir. En effet, pour être plus concrète, j'ai vu mon père lui même médecin, être l'objet de cet acharnement supposé soulager ses douleurs, pendant des mois. Or, il n'existe pas de délit d'acharnement thérapeutique.

Pour que le débat soit complet, il faudrait connaître le délibéré de l'affaire

Mis à jour par Arkadia le 31 janvier 2003 à 19:37