18 janvier 2003
Confrontation...

Le journal Télérama a organisé une rencontre entre deux observateurs des médias français au sujet du conflit en Palestine.

Je vous confie le texte, en "suite de l'article", et je vous laisse le soin d'examiner le sérieux des argumentations en présence quant au traitement du sujet par les média français...

Texte gentiment transmis par Giorgio...

L'extrait qui tue :

Télérama S'agit-il oui ou non d'un conflit colonial ?
Denis Sieffert : Oui
Jacques Tarnero : Non. Ou alors précisez quelles seraient selon vous les colonies, puisqu'il y aurait situation coloniale.



La presse française a-t-elle un regard partisan
sur le conflit du Proche-Orient?

Aucun sujet ne suscite autant de passion que le conflit israélo-palestinien. Surtout en France, et surtout depuis l'arrivée de Sharon au pouvoir. Chacun soupçonne les médias de parti pris : suppôts de la propagande israélienne pour les uns, éhontément pro palestiniens pour les autres. Un film-pamphlet relance l'éternelle polémique. Une discussion sans arrière-pensée entre les deux camps est-elle encore possible ? Tentative de débat.

La semaine prochaine sort en salles Décryptage (la critique paraîtra dans les pages cinéma de notre prochain numéro), un film d'archives et de témoignages à la fois écorché et accusateur, qui se présente comme « une analyse des représentations du conflit israélo-palestinien ». Il s'agit pourtant moins de décoder que d'attaquer, en une charge pamphlétaire, la présentation anti-israélienne, voire antijuive, que se ferait des événements au Proche-Orient une opinion française aiguillonnée par des médias aux vues biaisées. Le film règle des comptes avec l'Agence France-Presse, Le Monde ou Libération, notamment, sous couvert d'un documentaire qui tourne au réquisitoire.

Or, voilà peu, dans La israélienne de l'information, un livre également polémique dans sa démonstration et sous-titré Désinformation et fausses symétries dans le conflit israélo-palestinien (débat dans Télérama n° 2751), Joss Dray et Denis Sieffert ont donné tout au contraire un satisfecit aux médias français, qui résisteraient mieux que d'autres à la propagande israélienne et aux vues simplistes sur le conflit propres aux Américains. Les deux auteurs procèdent d'emblée à une mise en cause : « Un petit groupe d'intellectuels, dont nous pointons l'accablante responsabilité morale, se plaît à enfermer ses contradicteurs dans des catégories partisanes qui sont en réalité les leurs, eux qui entretiennent avec lsraël le rapport qu'entretenaient jadis les communistes français avec Moscou. » Sont cités, Alain Finkielkraut ou Pierre-André Taguieff, mais aussi Jacques Tarnero, qui est précisément le coauteur de Décryptage, et que nous avons invité à se confronter à Denis-Sieffert. Nous avons abandonné volontairement les querelles de chiffonniers et de journalistes, nous n'avons pas voulu revenir sur les dérapages ou les amalgames de ce Décryptage de Jacques Tarnero. Nous avons plutôt cherché à comprendre la grille d'analyse au nom laquelle son film bataille, en la confrontant à la lecture antagoniste de Denis Sieffert. Et, en cette époque de clivages apparemment irréductibles où la stigmatisation et le procès d'intention dominent; nous avons fait le pari d'une approche raisonnée... (1)

Télérama : Un dialogue est-il encore possible entre vous ?

Jacques Tarnero : II se trouve qu'en des temps plus simples et pas si lointains Denis Sieffert et moi étions engagés ensemble dans la lutte contre l'extrême droite, et j'ai même collaboré au journal Politis, y analysant le phénomène du Front national. Nous pouvons donc poursuivre le dialogue, pour peu que nous sachions nous extraire -je parle peut-être aussi pour moi - de cette passion française qu'est désormais devenu le conflit au Proche-Orient. C'est cette passion que j'ai voulu questionner dans mon film, passion qui n'a pas grand-chose à voir avec l'analyse du conflit israélo-palestinien, mais qui se nourrit d'éléments plus enfouis, plus complexes, relevant d'un passé tardivement exhumé de la France : l'Occupation et la d'Algérie. On assiste du coup à un étrange transfert, qui fait des Palestiniens les Algériens, des Israéliens les pieds-noirs et de Sharon un général de l'OAS (une autre étape revenant à nazifier avec jubilation les Israéliens en identifiant les Palestiniens aux juifs d'Europe face à la solution finale). Cette exaltation fantasmatique, cette vigilance passionnelle d'une partie de l'opinion française, ne s'exerce qu'à propos d'Israël. Elle disparaît dès qu'il s'agit du terrorisme islamiste, de la situation en Algérie aujourd'hui, etc.

Cette critique du regard français, je la fais au nom de ce que je n'ai jamais cessé d'espérer par ailleurs : un dialogue israélo-palestinien, une rencontre judéo-arabe. Mais cette paix souhaitée ne pourra pas s'élaborer s'il y a, de la part de ceux qui soutiennent le camp palestinien, une volonté effrénée de « sharoniser » les Israéliens et tous les juifs, de les repousser dans le camp de l'extrême droite. Exactement ce que vient d'entreprendre l'université Paris-VI, qui prétend boycotter l'intégralité du milieu universitaire israélien, renvoyant ainsi dans le camp des colons et des ultras précisément les plus actifs représentants du camp de la paix en Israël. De la même manière, il n'est pas question pour moi de baisser la garde face à ce qui m'apparaît en France comme une résurgence du discours antisémite et antijuif. Si la question israélo-arabe n'était qu'un conflit territorial, les choses seraient extraordinairement simples, et je prône personnellement la restitution des territoires occupés depuis 1967. Mais ce que l'on découvre dans le discours palestinien - sur lequel font l'impasse tous les pro palestiniens -, c'est le refus de la légitimité, du droit à être de l'Etat d'Israël en tant qu'Etat.

Denis Sieffert : Certes, il faut apporter de la raison dans la passion et ce n'est pas facile tant les enjeux humains, culturels, religieux et symboliques sont grands. Mais le regard français ne saurait être distancié tant notre propre histoire, d'une part, et les communautés présentes sur notre sol, d'autre part, nous renvoient à ce conflit du Proche-Orient. Cependant, la méthode de Jacques Tarnero n'aboutit pas à extirper la passion : il envisage ce conflit en évacuant en permanence son objet même, c'est-à-dire son contenu politique, économique et social. Il n'en est jamais question dans son film, à part une sémiologie hasardeuse à propos du mot « colon » qu'il récuse. Or il ne s'agit pas là-bas d'une bataille sémiologique, mais d'une réalité : de 1992 à 2000, le nombre des colons dans les territoires palestiniens a doublé, durant des gouvernements essentiellement travaillistes, avec les expropriations et les destructions qu'impliquent de telles implantations. Il est donc malhonnête d'imputer aux Palestiniens (voire à ceux qui les défendent) une soif de délégitimer Israël avant de le détruire : ils sont d'abord et simplement victimes de cette colonisation massive. Or l'humanité, face aux passions inextricables, a inventé le droit, avec son ensemble de règles, qui a le mérite de pouvoir être symboliquement partagé entre toutes les parties.

Jacques Tarnero : J'adhère à cette vision du droit. Mais quand on veut faire la paix, cela induit un état d'esprit pacifique. Or l'attitude arabo-palestinienne consiste à signer les accords d'Oslo tout en continuant les attentats, pour montrer, à la fois concrètement et symboliquement, jusqu'à Haïfa et Tel-Aviv, qu'en définitive un bon israélien est un Israélien mort, qu'il soit de gauche, pacifiste ou colon. En 1994, à la mosquée de Johannesburg, Yasser Arafat disait très clairement qu'il avait été obligé de signer les accords d'Oslo parce que sa position de faiblesse l'empêchait de faire autrement, mais qu'il pourrait toujours ensuite, le moment venu, se dédire. Notons que l'enseignement de la haine des juifs n'a jamais cessé côté palestinien, comme s'il était possible de vouloir la paix et de pratiquer dans le même temps la . Sans oublier l'antisémitisme violent dans l'ensemble des pays arabes.

Denis Sieffert : Jacques Tarnero et les intellectuels français qui prennent systématiquement la défense d'Israël se livrent à un procès des Palestiniens en psychologisant continuellement le monde arabe, avec ses intentions prétendument ancestrales et à peine cachées de détruire l'Etat hébreu... Je remarque simplement qu'il y a une Autorité palestinienne qui, en la personne d'Arafat, reconnaît depuis 1988 l'Etat d'Israël, alors qu'à l'inverse Israël ne reconnaît toujours pas d'Etat palestinien. Voilà des données tangibles, le reste n'est que supputations sur les intentions des uns et des autres. Evidemment, on trouvera toujours une minorité de Palestiniens pour souhaiter la destruction d'Israël et une minorité d'Israéliens appelant à la liquidation d'Arafat et du problème palestinien. On peut choisir de montrer ce qu'il y a de pire dans toute société, confondre la partie avec le tout, et le film de Jacques Tarnero y tend à propos des Palestiniens. Il aboutit à une inadéquation entre les représentations qu'il leur prête et la réalité. On assiste à satiété au spectacle de la haine palestinienne avec son cortège de bombes humaines, et cette haine paraît comme endogène, sécrétée depuis des temps immémoriaux au sein des sociétés arabes et non pas causée par l'injustice terrible faite actuellement à un peuple...

Télérama S'agit-il oui ou non d'un conflit colonial ?
Denis Sieffert : Oui.
Jacques Tarnero : Non. Ou alors précisez quelles seraient selon vous les colonies, puisqu'il y aurait situation coloniale.

Denis Sieffert : Il suffit de revenir simplement au droit. La partie palestinienne et la communauté internationale demandent que l'on remonte à 1967 et donc aux territoires occupés par Israël à la suite de la des Six Jours, soit 22 % de l'ancienne Palestine sous mandat britannique.

Jacques Tarnero : Vous me demandez donc si la situation en Cisjordanie et à Gaza relève d'un conflit colonial. Pour qu'il y ait colonie, il faudrait qu'il y ait derrière une puissance colonisatrice, comme la France en Algérie, avec une métropole au nord de la Méditerranée. Où est, dans le cas du Proche Orient, une telle puissance colonisatrice ? Non, il s'agit là d'une monnaie d'échange : les territoires conquis, contre la paix et la reconnaissance de la légitimité d'Israël.

Denis Sieffert : On est encore une fois très en deçà du droit, qui dit purement et simplement qu'il faut restituer ces territoires. Il faut d'abord appliquer ce droit, et non garder une monnaie d'échange dont on n'acceptera de se départir qu'après avoir sondé les reins et les coeurs palestiniens au point d'avoir la certitude qu'ils n'ont plus de mauvaises pensées refoulées ! L'asymétrie est aujourd'hui totale : Sharon s'est toujours opposé aux accords d'Oslo mais est présenté comme un facteur de paix dans sa politique sécuritaire, alors qu'Arafat a signé les dits accords mais est accusé de cultiver de terribles arrière-pensées et d'avoir refusé de mirifiques propositions de paix lors des négociations de Camp David et de Taba, à la fin de l'ère Clinton, ce que dément du reste l'enquête du journaliste de France 2 Charles Enderlin.

Jacques Tarnero : Mais c'est à Taba que les Palestiniens ont remis sur le tapis le droit au retour en Israël pour tous les leurs ayant fui ou ayant été chassés lors des conflits de 1948 ou 1967 ! Le droit au retour, cela veut dire : vous n'avez pas le droit d'être là, cette terre n'est pas la vôtre et, dans la foulée, Jérusalem n'a pas de passé juif

Denis Sieffert : C'est curieux, j'essaie d'être dans les faits alors que tu es continuellement dans l'extrapolation d'une arrière-pensée palestinienne. Or le droit ne doit reposer que sur des faits, non sur des supputations. Et il doit s'appliquer sans conditions. Le premier de tous les droits, l'établissement d'un Etat palestinien, ne supprimera pas les haines, mais il les réduira. Il isolera les groupes extrémistes actuellement confortés par cette politique israélienne d'occupation. Or toute la stratégie des Israéliens - et notamment de la gauche - a été de délégitimer ceux qui ont signé les accords d'Oslo et de donner en sous-main, en permanence, une prime aux poseurs de bombe. C'est-à-dire qu'ils ont tourné le dos à la fameuse formule de Rabin : «Lutter contre le terrorisme comme s'il n'y avait pas la paix mais faire la paix comme s'il n'y avait pas le terrorisme. »

Jacques Tarnero : Il faut prendre la mesure de ce que représente un attentat en Israël. Quarante morts là-bas, c'est comme s'il y en avait quatre cents en France, étant donné les échelles de populations respectives. Quel est le responsable politique qui accepterait de mener une négociation dans des conditions pareilles ?

Denis Sieffert : Cette analogie, je l'ai entendue dans la bouche d'Avi Pazner, porte-parole d'Ariel Sharon. Mais a-t-on jamais entendu le même rapport tenté à propos des morts palestiniens ? Plus de deux mille morts sur trois millions d'habitants en deux ans, cela n'équivaut-il pas à quarante mille en France ? On est là dans l'engrenage d'une violence abominable des deux côtés et notre débat ne doit pas se laisser entraîner sur ces pentes. Il y a un problème politique qu'il faut résoudre comme un problème politique. On aura alors réduit la part de l'irrésolu symbolique et psychologique.

Jacques Tarnero : Il y a eu, après les accords d'Oslo, des amorces de retrait israélien de villes palestiniennes, mais c'est tragiquement de ces villes palestiniennes d'où l'armée s'était retirée que sont venus les premiers poseurs de bombe et les premiers attentats en 2000... Il y a toujours un camp de la paix en Israël, on attend de voir l'équivalent palestinien, mis à part le philosophe Sari Nusseibeh, à l'origine d'une pétition contre les attentats suicides et de ce fait menacé par le Hamas. Or c'est toujours Israël et tout Israël qui fait figure de seul coupable aux yeux des médias européens et français. Au lieu de mettre la tête sous l'eau à Israël dans son ensemble, essayez d'écouter l'historien israélien de gauche Ilan Greilsammer, favorable à la paix, hostile à toute nouvelle implantation dans les territoires, lorsqu'il vous dit : « Cessez de nous sharoniser ! »

Denis Sieffert : Mais c'est la gauche israélienne qui se sharonise elle-même. Elle s'est laissé dissoudre dans le gouvernement de Sharon. Elle n'est plus audible. Voilà une sorte de crime politique, qui rend pour le moment impossible toute alternative en Israël.


Télérama : Jacques Tarnero, la fin de votre film lie le conflit lsraélo- palestinien au 11 septembre 2001, donnant l'impression que vous vous enrôlez dans la croisade antiterroriste. N'est-ce pas une sorte de régression intellectuelle de la part d'un pacifiste de gauche ?

Jacques Tarnero : Je serais infiniment heureux de penser à autre chose, de ne plus vivre dans la crainte d'une rencontre avec des amis durant laquelle il me faudra entendre des termes du genre : « ce nazi de Sharon ». Avec la répétition de telles agressions, je me sens, dans le pays dont je suis citoyen, très profondément mal. Alors, même si je dénonce la politique d'Ariel Sharon dans des écrits que vous êtes en droit d'ignorer, j'ai voulu, avec ce film, m'en prendre à un discours français qui se prétend progressiste et émancipateur, mais qui fonctionne dans l'occultation du fascisme islamiste et ne vise plus qu'à dénoncer l'Etat d'Israël comme seul coupable d'un monde qui va mal - un travers dans lequel tombent systématiquement Le Monde diplomatique, régulièrement Le Monde et parfois Télérama. Ce type de propos donne envie de hurler : arrêtez de faire d'Israël l'épicentre du diable sur terre ! Je n'ai rien de sharonien, mais je défends Sharon à partir du moment où on en fait le diable sur terre.

Denis Sieffert : On est là en plein drame. Je pense que tu alimentes ce que tu stigmatises par la façon même dont tu le stigmatises. Tu gagnerais à condamner frontalement Sharon, à être audible sur la paix nécessaire avec les Palestiniens, à cesser d'encourager avec les tiennes les obsessions d'en face. Tu es dans un système clos. Soyons ensemble à la fois pour régler le conflit colonial en Israël et pour dénoncer l'antisémitisme en France. Si chacun suppute que l'autre a une arrière-pensée, on ne peut pas s'en sortir

Propos recueillis par Antoine Perraud

(1) Cette rencontre a été organisée en collaboration avec le mensuel de cinéma Repérages.

Écrit par O. le 18 janvier 2003 à 16:51
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