18 janvier 2003
une histoire de fous... (3)

Après, on s'est appliqués à marcher bien l'un derrière l'autre, scrutant du regard les pointes de nos pieds ; droite, gauche, droite....
Surtout ne rien voir de plus. On en était tous les deux au stade où l'on n'a pas envie que ça dégénère plus. Même un peu plus. C'est probablement pour ça que je me suis senti vaguement soulagé quand, alors que je marchais en tête, je me suis fait héler par quelqu'un. Le côté soulageant de la chose venant pour tout dire du fait que le hélant - si j'ose dire, était adossé à une camionnette. Une partie de moi refusait de voir que le quidam était revêtu d'une armure.

- Vous êtes perdus aussi ?


Déception. C'était trop beau.
-Je ne sais pas si perdus est le mot. Égares, probablement. Mais je ne sais pas trop en fait. On est là depuis hier soir. Enfin je crois.
- Je vois, c'est le même bordel que nous. On allait à Redon pour une fête médiévale. On est cascadeurs. On fait des combats de chevaliers. Et je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais on s'est brutalement retrouvés ici, alors qu'on était en plein sur la nationale. J'y comprends vraiment rien.
- T'es tout seul ?
- Non. On est trois. Les autres sont partis dans le bois voir s'ils trouvent de quoi manger. Tu parles d'un merdier. Et puis on voit de drôles de trucs. Et on a pas fumé !
- On sait. Nous aussi.

Christine, qui n'avait encore rien dit, a mis sa main en visière sur ses yeux. Le cascadeur et moi nous sommes tournés dans la même direction.
- Tes potes ont trouvé des chevaux, on dirait ...
- Ouais. Sauf que...
- Quoi ... ?
- Attends...
- Quoi ??
- C'est PAS mes potes !
- T'es sûr ?

Comme pour confirmer ses dires, deux hommes en armure sortirent du bosquet le plus proche. A pieds, ceux-là. Christine fit rapidement la synthèse :

- Ça fait deux mecs en armure de trop, non ?

Et pour finir de clarifier la situation, les deux cavaliers, avec un ensemble parfait, ont tiré leurs épées, et chargé les deux piétons en hurlant, lesquels piétons, avec un ensemble non moins parfait, sont partis en courant retrouver l'abri du bosquet, également en hurlant. Le tout sous le regard abasourdi de leur congénère recouvert de fer blanc.

Heureusement, les deux cavaliers ont rapidement renoncé à pénétrer dans le bosquet avec leurs chevaux, et ont poursuivi leur chemin sur notre gauche, sans se préoccuper de nous ou de la camionnette. J'ai tenté de me rassurer en me disant qu'ils ne nous avaient pas vus à cause de la pluie. Même si un coin de mon esprit avait bel et bien enregistré que sous mes pieds, il y avait le bitume d'une route. Et qu'en fait il y avait, disons, comme un cercle de vingtième siècle de quelques mètres autour de la camionnette.
Ce n'est qu'au bout de quelques instants que j'ai remarqué le silence. J'ai relevé la tête, seulement pour constater que tous les autres fixaient la même chose : ce petit rond de bitume autour de la camionnette. Pas besoin d'être grand druide pour comprendre ce qu'ils avaient tous dans la tête : j'avais la même chose.

- Ho merde ...
- Comme tu dis

Les deux autres types ont fini par nous rejoindre, visiblement encore secoués par leur rencontre avec les cavaliers. On a fait les présentations, et fait la connaissance de Phil, Bob, et Roger. Un anglais. Phil et Bob, eux, étant bien français avec des prénoms anglais pour frimer, et Roger anglais avec un prénom qu'il s'obstinait à prononcer à la française. Du moins comme on imagine le français au nord de la Tamise.

- Non mais vous avez vu ces dingues ?
- Ouais.
- Ouais ?? C'est tout ?
- Ben tu sais...
- Et les deux là, c'est qui ? Bonjour mademoiselle ! Moi c'est Phil.

Christine se déclara enchantée, Bob se déclara Bob, et ainsi de suite.
Ensuite, je ne sais plus lequel de nous a posé la question, mais il y en a bel et bien un qui l'a posée : et si on déplaçait la camionnette hors du cercle qu'est-ce qui se passerait ?
Je vous passe les détails. Les efforts, un, deux, troiiiiiiiiiiiiiis, et le petit cri étranglé de Christine quand elle a vu un bout de camionnette disparaître au fur et à mesure qu'on la poussait hors du cercle. Les efforts démesurés pour tirer la camionnette en arrière, et notre soulagement quand nous avons constaté qu'elle revenait en entier.
La seule vraie bonne nouvelle, c'était que les coffres sous les banquettes étaient littéralement bourrés de conserves, et que la bouteille de gaz du réchaud était pleine. Vous n'imaginez pas ce qu'un simple café soluble peut changer dans votre façon d'appréhender les événements. Je n'irais pas jusqu'à dire que les choses étaient revenues à la normale, mais disons qu'en fermant les yeux cinq minutes, j'y ai cru.

C'était peut-être d'avoir fermé les yeux, justement, qui m'a permis d'entendre un bruit. Ça faisait « iiiiii », de façon répétitive. Comme si quelqu'un marchait avec une...

- armure ! Il y a un mec qui approche avec une armure !
- Où ça ??

Nous sommes tous sortis en vrac du camion. Et là, juste à l'arrière, il y avait en effet un type en armure. Visiblement il s'était pris un coup ou il était tombé, parce que toute une partie de son attirail était bosselée et couverte de boue. D'où le grincement.

- À genoux, crapules !

Là, c'était le mot de trop. Le Phil, pas loin de deux mètres, s'est rué sur le type qui avait presque deux têtes de moins que lui. Nous commencions à l'encourager bruyamment quand il s'est arrêté net à moins d'un mètre de son adversaire. Il y avait eu un bruit bizarre, que j'allais être amené à bien connaître : celui d'une épée qu'on sort du fourreau. Et si Phil s'était arrêté aussi brusquement, c'est que la pointe de la dite épée était juste sur sa pomme d'adam.

- À genoux !

C'était demandé si gentiment... nous sommes tous tombés à genoux, sauf Christine, mais un geste de la main assez pressant de Phil, qui n'arrivait visiblement plus à déglutir ni à parler finit par la décider.

- Ne reconnaissez-vous point votre roi ou êtes-vous étrangers ?

Bonne pioche, sire. Il n'a pas été trop difficile de le convaincre que nous n'étions pas d'ici, encore que Roger en ait fait un peu trop en expliquant qu'il n'était vraiment pas d'ici, puisque le type s'est jeté sur lui en vociférant qu'il allait « pourfendre l'anglois » sur place.

Nous avons réussi à l'en empêcher. Et alors il a fini par se présenter à nous. Il a enlevé son casque (son heaume, qu'il disait) et est apparue une vraie trogne de paysan, rougeaude, avec une moustache énorme, et deux yeux qui ne pouvaient vraisemblablement pas regarder la même chose en même temps. Le plus dur a été pour Christine de se retenir d'éclater de rire quand il a déclaré qu'il était le roi Arthur, et qu'il détenait par la grâce de Dieu Excalibur.
Personnellement, j'avais une autre image du roi Arthur. J'imaginais tout un tas de trucs, et certainement pas un bigleux bancal au nez rouge qui marche en faisant « ii » parce que son armure grince. Et tout à fait entre nous, Excalibur, je la voyais plus grande, plus brillante, et sans ébréchures. Et puis je ne peux pas m'empêcher, quand je vois un type en armure à pieds, de me demander pourquoi il n'a plus de cheval, ou au pire pourquoi son cheval n'a plus de cavalier.

Comment alors en vouloir à Christine d'avoir réagi à sa façon... ?

- Bon, allez, ça suffit. Toi, le rougeaud, là, Arthur ou pas, tu gicles de là et tu nous fous la paix. Moi, je veux rentrer chez moi et retrouver ma couette à fleurs !

J'ai cru pendant une seconde que l'Arthur allait la décapiter sur place. J'y ai vraiment cru. Et à mon avis lui aussi, parce que de rougeaud il est passé à rouge brique, puis à violet, avant finalement d'éclater d'un rire énorme :

- La femelle me plaît bien, elle a de l'audace et du caractère !

Il s'est avancé vers elle, a changé son épée de main, et lui a flanqué ce qu'il est convenu d'appeler une bourrade virile sur l'épaule. Seulement voilà : l'Arthur, il porte l'armure depuis qu'il sait marcher, et en plus du fait -presque marginal- qu'il porte un gant en acier de près de deux kilos sur la main avec laquelle il porte la bourrade, il est incroyablement costaud.

Résultat, Christine a volé sur un mètre et s'est aplatie contre la camionnette, avec un bruit sourd de tôle qui résiste plutôt bien au choc, suivi de près par un gémissement pitoyable de fille qui ne résiste pas si bien que ça au choc avec la tôle susmentionnée.

- Je te demande pardon, la drôlesse, parfois je ne connais pas ma force !

Et l'Arthur d'éclater à nouveau de rire, et de le partager avec Roger, de la seule façon qu'il avait l'air de connaître : en lui flanquant sur l'épaule une bourrade virile.
Quand nous avons fini de démêler Roger de Christine, et constaté que la tôle de la camionnette avait plutôt bien tenu le coup, comme nous l'avait annoncé le bruit de l'impact, nous avons invité l'Arthur à prendre un café.

Après s'être magnifiquement brûlé la langue et pesté contre ce breuvage d'infidèles, l'Arthur nous a déclaré tout de go qu'il allait se remettre en quête de son cheval, et accessoirement de ses deux compagnons de route, lesquels compagnons, après description, s'avéraient probablement être les deux fous furieux qui avaient chargé Phil et Bob un peu plus tôt.

Puis il se tourna vers Christine.
- Par la mort Dieu, femelle, m'accompagneras-tu ?

Écrit par O. le 18 janvier 2003 à 00:57
Réactions